LXI

Bibi répéta :

– Mais écrivez donc, citoyenne.

– Que voulez-vous que j’écrive ? demanda-t-elle éperdue.

– Voyons, je vais vous expliquer la situation.

Et Bibi continua avec calme :

– Hier encore, vous vouliez faire guillotiner Mlle Aurore des Mazures.

– Je le veux aujourd’hui encore ! dit-elle.

– Non, vous ne le voulez plus.

– Oh ! par exemple !

– Vous ne le voulez plus, continua Bibi, parce que cela nous serait désagréable à Polyte et à moi, et que vous tenez à nous faire plaisir.

Parlant ainsi, Bibi jouait toujours avec la batterie de son pistolet. Et comme Antonia ne paraissait point se décider :

– Citoyenne, dit-il froidement, je vous donne cinq minutes.

Et il tira sa montre.

– C’est de trop, dit Polyte.

– Non, dit Bibi d’un ton moqueur, il y a des gens qui ne se décident pas facilement. Et puis, qui sait ? la citoyenne Antonia hait peut-être si violemment Mlle Aurore, qu’elle préfère mourir elle-même plutôt que de la sauver.

– Mais…

Antonia regardait ces deux hommes et comprenait enfin qu’elle n’avait aucune merci à espérer.

Elle était entre leurs mains, et aucune puissance ne pouvait désormais l’en arracher.

Une larme de rage jaillit donc de ses yeux ; puis regardant Bibi :

– Dictez, dit-elle, j’écrirai.

Alors Bibi s’appuya sur le dossier du fauteuil où elle était assise.

– Je reprends, dit-il, votre lettre où vous l’avez laissée. Et il dicta :

« Vous le savez, mon ami, les femmes sont capricieuses. Hier, je voulais la tête d’Aurore ; c’est sa vie que je vous demande aujourd’hui. Rien ne vous est plus facile. Voyez Robespierre, voyez Danton. Un mot suffira pour ouvrir les portes de l’Abbaye.

« Ce soir, si vous le voulez, Aurore sera libre.

« Alors, écoutez-moi bien. Vous la remettrez aux mains de ce brave homme d’agent de police que vous appelez le père Bibi, et qui a ordre de la conduire en un lieu que je lui désignerai.

« Cela fait, montez en voiture, accourez ici, vous y trouverez votre amie, heureuse de vous revoir. »

Bibi s’arrêta.

La citoyenne Antonia écrivait d’une main fiévreuse, et l’on eût dit qu’elle cherchait, par l’irrégularité de son écriture, à faire comprendre au citoyen X… qu’elle traçait cette lettre contre sa volonté et sous le coup d’une menace.

Mais Bibi avait sans doute prévu le cas où un soupçon traverserait l’esprit du farouche conventionnel.

Lorsque Antonia eut signé :

– Pardon, dit-il, toute lettre a un post-scriptum.

– Que voulez-vous dire ? demanda Antonia.

Et elle leva sur lui le regard de la vipère que le chasseur tient immobile et à demi écrasée sous son pied.

– Je vous répète, dit Bibi, que toute lettre a ou doit avoir un post-scriptum, surtout une lettre de femme.

– Ah !

– Écrivez donc. Et Bibi dicta :

« Je réfléchis que vous avez peut-être un besoin impérieux du petit service d’argent que vous me vouliez demander.

« Cet excellent père Bibi, qui s’en va à Paris et vous porte cette lettre, a mes pleins pouvoirs. Je lui remets, une traite sur la maison de banque allemande Fritz Waranger et Cie, où je touche mes revenus.

« À demain soir donc, cher ami. Je vais me mettre au lit et rêver de vous. »

Antonia comprenait que Bibi la tenait.

Cependant elle essaya de lutter encore.

– Mais, dit-elle, je n’ai pas d’argent à toucher chez Fritz Waranger.

– Bah ! dit Bibi, cela vous embarrasse ?

– Oui.

– Faites la traite, toujours.

– Et si elle n’est pas payée ?

– C’est moi qui paierai.

– Vous ?

– Dame ! dit modestement Bibi, on a de petites économies.

Antonia fut contrainte de reprendre la plume.

– Mettez dix mille francs, dit Bibi. Ah ! dame, les faveurs du citoyen X… ne sont pas bon marché ; un si bel homme !

Et il éclata de rire au nez de l’ancienne servante.

– Démon ! murmura Antonia avec rage, tu me tiens aujourd’hui, mais…

– Mais vous espérez prendre votre revanche ?

– Oh ! je l’aurai.

– Eh bien ! nous ferons la belle, en ce cas, car, vous me l’accorderez, j’ai gagné la première manche.

Sur cette plaisanterie un peu vulgaire, Bibi prit la lettre, puis la traite de dix mille livres, et se tournant enfin vers Polyte :

– Mon ami, dit-il, je suis tout à fait content de toi. Tu es un jeune homme fort sage et qui sait garder le silence à propos.

– Maintenant, reprit Bibi, j’ai besoin de te consulter.

– Ah ! ah ! fit Polyte.

– Suppose que le citoyen X… se méfie…

– Diable !

– Et qu’il ait l’idée de venir ici ; comment l’empêcherais-tu de voir la citoyenne Antonia ?

– Je ne sais pas, dit Polyte. Je l’enfermerais dans sa chambre.

– Soit, mais les domestiques ?…

– Ma foi ! reprit Polyte après un silence, je la tuerais. C’est bien simple.

– Non, dit Bibi, j’ai des projets sur madame.

Antonia frissonna de la tête aux pieds.

– Alors, je ne sais pas, dit naïvement Polyte.

– Moi, j’ai une autre idée.

– Laquelle ?

– C’est d’emmener madame à Paris.

– Mais qu’en ferons-nous ?

– C’est juste, dit Bibi, je n’y pensais pas.

Puis tout à coup il se frappa le front.

– Suis-je bête ! dit-il.

– Vous avez trouvé, patron ?

– Oui.

– Voyons ça.

– Je n’ai pas besoin de toi à Paris.

– Bon !

– Ni de Benoît.

– Fort bien.

– Benoît et toi vous êtes des gaillards.

– Oh ! ça, c’est vrai.

– Vous allez rester ici tous les deux, voici la consigne que je te donne.

– Parlez, patron.

– La citoyenne Antonia ne sort pas de sa chambre : elle a la migraine. Tu n’es pas médecin, mais tu pourrais l’être.

– Je sais faire des cataplasmes, dit Polyte.

– Peut-être ; mais tu soignes la migraine de madame, et, pour cela, non seulement tu défends qu’on entre dans sa chambre, mais encore tu ne la quittes pas plus que si tu étais son ombre.

– J’entends bien ; mais si le citoyen X… vient ?

– Ah ! ce sera un grand malheur pour la citoyenne Antonia.

– Comment cela ?

– Parce que, avant qu’il soit ici, tu planteras ton couteau, qui est long et pointu, dans le cœur de la citoyenne Antonia.

– Mais la femme de chambre ?

– Benoît aura la même consigne. Il ne la quittera pas plus que son ombre.

– Si c’est comme ça, dit Polyte, tout va bien.

Bibi sortit et appela tout doucement Benoît demeuré en bas dans le vestibule, son couteau sur la poitrine de la camérière éperdue et frissonnante.

– Benoît, mon ami, dit-il, prie mademoiselle de monter près de sa maîtresse qui a besoin d’elle et accompagne-la, et si elle pousse un seul cri, frappe.

– Oui, répondit Benoît.

Et il monta, poussant la camérière devant lui.

Alors Bibi regarda tour à tour les deux femmes qui échangeaient des regards consternés, et ses deux acolytes.

– Polyte, dit-il, tu as bien compris ?

– Oui, patron.

– Alors passe la consigne Benoît, moi, je m’en vais… et même je vous laisse mes pistolets, dont je n’ai pas besoin.

Puis, après avoir fait un pas vers la porte :

– Et souvenez-vous bien, ajouta-t-il, que si le citoyen X… venait ici, Aurore serait perdue.

– C’est pour cela que j’aurai la douleur de tuer la citoyenne avant qu’il ait franchi le seuil de cette chambre.

– Fort bien. Au revoir, mes enfants, et comptez sur moi.

Sur ces derniers mots, Bibi s’en alla. Il sortit de la maison avec précaution, en homme qui ne veut troubler le sommeil de personne, gagna le jardinet et, bien qu’il fût un peu obèse déjà, il se sauva à toutes jambes.

– Il faut que j’arrive à Paris avant le jour, se dit-il, et que je trouve le citoyen X… à son petit lever. Un homme à qui on apporte dix mille francs n’a rien à vous refuser, du reste.

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