LXII

Au petit jour, Bibi, rasé de frais, ayant du linge blanc et un habit bien brossé, se présentait rue Saint-Honoré, chez le citoyen X…

– J’arrive un peu matin, pensait-il ; mais quand mon homme saura pourquoi je viens, il sera charmant.

Et il sonna. Le concierge tira le cordon sans même demander qui entrait, et Bibi monta lestement au troisième étage. Au premier coup qu’il frappa, la porte du citoyen X… s’ouvrit, et Bibi se trouva face à face avec son officieux.

Celui-ci témoigna quelque étonnement.

– Je vous prenais dit-il, pour mon patron.

– Le citoyen n’est donc pas rentré ?

– Pas encore.

– Depuis hier soir ?

– Il aura passé la nuit à jouer, répondit l’officieux, en homme habitué à veiller souvent jusqu’au jour pour attendre ce viveur farouche qu’on appelait le citoyen. X…

– Pourvu qu’il n’ait pas gagné ! pensa Bibi.

Comme il fronçait le sourcil à cette supposition qui pouvait fort bien modifier un peu ses projets, on entendit retentir un pas lourd dans l’escalier.

– Ah ! dit l’officieux, voilà le citoyen X… Je reconnais son pas, et il ne doit pas être content.

– Pourquoi cela ?

– Quand il monte l’escalier de ce pas-là, c’est qu’il a perdu.

– Voilà un valet intelligent, pensa Bibi.

Une minute après le citoyen X… entra. Son gilet blanc était souillé de taches de vin, son habit fripé, son linge sali. Il avait un air de farouche humeur, et, apercevant Bibi :

– Tiens ! dit-il, c’est encore vous ?…

– Oui citoyen.

– Vous m’avez donné hier un mauvais conseil.

– Bah !

– Et j’ai mal fait d’aller chez Mme de Sainte-Amaranthe.

– Ça, c’est probable, dit froidement Bibi.

– Au lieu d’aller chez Antonia.

– Ah ! fit froidement Bibi, je vous jure que vous avez bien fait, au contraire.

– Hein ?

– Et je vous en apporte la preuve.

– Comment cela ? dit le citoyen X… en regardant Bibi avec étonnement.

– Antonia vous adore, répliqua Bibi. Toutes les femmes sont les mêmes.

Et, comme le citoyen X… le regardait avec un étonnement croissant, Bibi reprit :

– Il vous est donc arrivé malheur chez Mme Sainte-Amaranthe ?

– J’ai joué et j’ai perdu.

Bibi continua à sourire.

– Beaucoup ? fit-il.

– Cent louis.

– Je vous apporte dix mille francs, dit tranquillement Bibi.

Le citoyen X… fit un pas en arrière.

– Quand je vous dis que la citoyenne Antonia vous adore…

– Citoyen, reprit Bibi ; voulez-vous m’écouter posément ? Si vous m’interrompez toujours, vous ne saurez rien.

– Parlez…

– Je vous ai vu si triste hier soir que je suis allé chez la citoyenne Antonia.

– Vraiment ?

– Sans doute. Ah ! dame je ne m’attendais pas à la trouver aussi bouleversée.

– En vérité ? fit le citoyen X… d’un ton fort.

– À cause de vous d’abord, puis ensuite…

– Ensuite… quoi ?

– Il paraît, qu’elle a reçu une lettre d’Allemagne.

– Qui contient ?

– Je ne sais pas. Mais cette lettre change du tout au tout ses idées.

– Comment cela ?

– Hier, elle vous demandait la tête de la belle brune comme un gage d’amour…

– Sans doute.

– Aujourd’hui, elle vous demande sa vie et sa liberté au même titre.

Le citoyen X… regarda Bibi et se demanda s’il n’avait pas affaire à un fou.

Mais Bibi de son air le plus bonhomme, lui présenta la lettre d’Antonia. Le citoyen X… ne pouvait méconnaître ni le papier, ni le chiffre du cachet, ni l’écriture.

– Bizarre ! murmura-t-il après l’avoir lu.

– Je ne vous dis pas non, dit Bibi ; mais on ne discute pas les caprices des personnes, surtout quand il y a dix mille francs au bout.

– Où sont ils ? demanda le citoyen X…

– Voici une traite sur le banquier Fritz Waranger.

Et Bibi montra une traite qui portait pareillement la signature de la citoyenne Antonia.

Le citoyen X… allongea la main.

– Donne, dit-il.

– Non pas, répondit Bibi :

Et il remit la traite dans sa poche, ajoutant :

– Voyez-vous, citoyen, je suis ce qu’on appelle, moi, un homme de confiance. Quand on m’a donné une mission, je l’exécute à la lettre.

– Fort bien, mais…

– La citoyenne Antonia m’a dit : « Vous ne donnerez la traite que lorsqu’on vous aura remis la jeune fille. » Brutus Samson, qui est le premier fonctionnaire de la République, serait là avec son instrument que je ne broncherais pas.

– Mais, s’écria le citoyen X…, c’est que je dois une partie de la somme que j’ai perdue.

– Les dettes de jeu se payent dans les vingt-quatre heures. Or, acheva Bibi, il ne faut pas vingt-quatre heures pour mettre Mlle Aurore en liberté.

– Ce n’est pas si facile que tu crois.

– Bah ! c’est simple comme bonjour.

– Hum !

– Vous allez à l’instant même chez le citoyen Robespierre. Il a beau se coucher tard, l’aurore le trouve au travail ; c’est un homme vertueux.

– Et tu crois que Robespierre…

– Robespierre n’a rien à vous refuser.

– Soit, mais aura-t-il le pouvoir ?…

– Oh ! quant à ça, avec deux lignes de son écriture, je m’en charge, moi qui suis un homme de police.

– Je ne comprends rien à ce revirement chez Antonia, disait le citoyen X…

– Ni moi non plus… Voyez-vous, ajouta Bibi, comme il y a dix mille francs au bout, à votre place, je ne chercherais pas à me rien expliquer.

– Vraiment !

– Et je m’en irais tout de suite chez le citoyen Robespierre. À cette condition-là seulement, je vous le répète, la traite sortira de ma poche.

– Eh bien ! soit, dit le citoyen X…

– Voulez-vous que je vous accompagne ?

– Je le veux bien.

– De cette façon, nous irons plus vite, dit Bibi.

Lorsque X… eut repris son chapeau et son manteau :

– Viens ! dit-il.

Et il sortit en murmurant :

– Je veux être guillotiné demain si je comprends rien à la conduite d’Antonia.

Bibi eut un sourire et ne répondit pas.

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