On le sait, Robespierre demeurait également rue Saint-Honoré. Il n’y avait que quelques pas à faire de la maison du citoyen X… à la sienne.
En chemin, Bibi dit au farouche amant d’Antonia :
– Quel prétexte allez-vous prendre pour demander la liberté d’Aurore ?
– Mais je dirai simplement à Robespierre qu’Antonia le veut.
Bibi haussa les épaules.
– Vous êtes un grand orateur, dit-il, mais vous êtes un pauvre diplomate.
– Plaît-il ?
– Robespierre a ses côtés féminins dans le caractère ; par conséquent il méprise les femmes, et si vous vous y prenez ainsi, il refusera.
– Que faut-il lui dire ?
– Et ! une chose bien naïve.
– Voyons ?
– Comment avez-vous eu la liberté d’Antonia, autrefois ?
– En démontrant à Robespierre qu’elle pouvait, être utile à la République par ses relations en Allemagne.
– Parfait. Eh bien ! vous allez lui dire qu’Antonia est sur la trace d’un vaste complot dont Vienne est le foyer.
– Ah ! ah !
– Et qu’elle a besoin, pour le déjouer, d’une jeune fille détenue en ce moment à l’Abbaye.
– Mais cette jeune fille est une aristocrate !
– Précisément ; elle servira sans le vouloir la République qu’elle déteste.
– Je ne comprends pas.
– Tenez, dit Bibi, parions que si vous vous chargez de la chose, vous vous embrouillerez.
– Alors ?
– Tandis que si vous me laissez parler…
– Soit, dit le citoyen X…
– Soyez ma caution morale aux yeux de Robespierre, c’est tout ce que je vous demande.
Ils arrivèrent chez Robespierre. Cet homme étrange, dont on a dit tant de bien et tant de mal, et qui n’est pas encore jugé à cette heure, avait des vertus de Spartiate. Il se levait au petit jour, travaillait sans fin et habitait un logis d’une simplicité ascétique.
Cet homme gouvernait la France et faisait trembler l’Europe du fond d’un cabinet étroit et sombre dont le carreau rouge n’avait pas de tapis.
– Comment ! te voilà déjà ? dit-il au citoyen X…
– Mon ami, répondit le citoyen X…, je t’amène un homme que tu connais, du reste, et que t’envoie Antonia.
Robespierre eut un geste qui voulait dire qu’en effet Bibi ne lui était pas inconnu.
– Citoyen, dit Bibi, il ne s’agit de rien moins que d’une conspiration nouvelle.
– Je l’écraserai, dit Robespierre.
– Mais qui veut la fin veut les moyens, citoyen.
– Parle.
– La conspiration dont je parle à son foyer en Allemagne.
– Comme toutes les autres.
– Elle avait à Paris, pour émissaire, une jeune fille, la citoyenne Aurore des Mazures.
– Ah ! oui, dit Robespierre, et qu’on n’a pas guillotinée hier, parce qu’elle était enceinte.
– Précisément. Eh bien ! la citoyenne Antonia répond, et j’en réponds comme elle, de placer tous les coupables, tous les conspirateurs sous la hache de la République, si l’on nous rend cette jeune fille.
– Pourquoi donc ?
– Oh ! c’est bien simple, dit Bibi.
– J’écoute.
– On lui rend la liberté, et Antonia lui dit : C’est moi qui vous ai sauvée, parce que je connaissais autrefois votre famille.
– Et puis ?
– On lui donne un passeport pour retourner en Allemagne, et un valet de chambre pour l’accompagner.
– Ah !
– Le valet de chambre c’est moi, et grâce à ma position je mets la main sur tous les fils de la conspiration.
– Voilà qui est merveilleux, dit le citoyen X…
– C’est assez ingénieux, en effet, dit Robespierre. Eh bien ! que veux-tu au juste ?
– Deux lignes de votre main, citoyen.
– Et ces deux lignes ?
– Ainsi conçues :
« Le greffier de la prison de l’Abbaye confiera sur l’heure la prisonnière Aurore des Mazures à l’inspecteur de police Bibi. C’est pour le service de la République. »
Robespierre prit une plume et écrivit ce que lui demandait Bibi. Aucun muscle du visage de l’homme de police n’avait tressailli pendant que Robespierre écrivait ; mais quand il eut fini Bibi respira plus à l’aise.
Il prit le papier et le serra dans un petit portefeuille gras et jauni. Puis il fit au citoyen X… un signe qui pouvait se traduire ainsi :
– Maintenant allons-nous-en, et le plus vite sera le meilleur.
Le citoyen X… échangea quelques mots encore avec Robespierre. Celui-ci, du reste, était taciturne, et il ne retint pas son collègue.
Quand le citoyen X… et Bibi furent dans la rue, Bibi lui dit en souriant :
– Vous allez voir que je suis un homme de bonne composition, citoyen.
– Hein, fit le citoyen X…
– Voilà les dix mille francs. Je n’ai plus besoin de vous maintenant.
Le citoyen X… tendit fiévreusement la main, et Bibi lui remit la traite sur le banquier Fritz Waranger.
– Seulement, ajouta l’homme de police, vous avez deux heures à attendre. Je connais la maison ; les bureaux n’ouvrent pas avant neuf heures.
Et Bibi salua le citoyen X… et s’en alla.
Il chemina d’un pas rapide jusqu’au pont Neuf ; mais là il s’arrêta un moment.
– Nul doute, se dit-il que dans une heure on ne m’ait rendu Aurore. Mais où la conduirai-je ? Ce soir, le citoyen X… ira à Palaiseau, et tout s’expliquera.
Et Bibi se prit à réfléchir.
– Bah ! se dit-il après un moment, la petite a de l’argent. Je lui viserai un passeport pour elle et Benoît et ils auront quitté Paris avant demain.
En attendant, je la conduirai à l’hôtel de Champagne, et-il est fort possible qu’en la voyant, le capitaine Dagobert retrouve tout à coup la raison.
Cette résolution prise, Bibi se remit en route, et un demi-heure après, il sonnait à la porte de l’Abbaye.
Les sinistres voitures qui, chaque matin, transportaient les victimes au tribunal révolutionnaire étaient déjà devant la porte. Bibi eut un léger frisson.
Le greffier lui avait dit la veille qu’on irait vite eu besogne pour Aurore. Il entra et passa aussitôt dans le greffe.
– Ah ! vous voilà ! lui dit le greffier.
– Oui, répondit Bibi, et vous ne savez pas ce qui m’amène ?
– Hélas ? je m’en doute, dit le greffier, qui paraissait ému.
– Plaît-il ?
– Vous savez déjà la nouvelle ?
– Quelle nouvelle ?
– Votre « protégée » s’est envolée.
Bibi pensa qu’il avait mal entendu.
– Je viens la chercher, dit-il.
– Vous venez trop tard.
– Plaît-il ?
– Elle s’est évadée cette nuit.
– Évadée ?
– Oui.
– Oh ! c’est impossible !
– Et en sciant un barreau de sa cellule. Si vous en doutez, interrogez cet homme.
Et le greffier désignait le guichetier à l’aspect farouche qui avait changé, la veille au soir, Aurore de cellule.
Bibi se fit montrer la cellule. Comme le greffier, il crut que, en effet, Aurore s’était évadée par la fenêtre.
– Mais qui donc la protégeait, se dit-il.
Et il sortit comme un fou de la prison, murmurant :
– Cette fois, je n’y comprends plus rien.