Une fois hors de l’Abbaye, Bibi courut un moment comme un homme qui a perdu la tête et ne sait plus ce qu’il fait. Il ne s’arrêta guère qu’au pont Neuf. Mais là, s’étant accoudé sur le parapet comme un badaud qui s’amuse à regarder couler l’eau, il se prit à réfléchir.
Aurore s’était évadée, la chose était certaine.
Mais comment ? avec l’aide de qui ?
La pensée que la pauvre fille était tombée dans un nouveau piège lui vint à nouveau à l’esprit. Mais comme il n’y avait qu’un seul être qui s’intéressât à la perte d’Aurore, et que cet être c’était Antonia, la supposition tombait d’elle-même.
Bibi se trouvait dans la situation d’un mineur qui rencontre un autre mineur sous terre et par conséquent une contre-mine. Mais Bibi avait essentiellement le tempérament d’un homme de police. Il ne perdait jamais la tête longtemps, et quand il se heurtait à un obstacle, son esprit ingénieux lui venait en aide aussitôt et le poussait à la lutte.
Il n’était pas huit heures du matin. Bibi avait donc toute une grande journée devant lui pour réfléchir et pour agir, car ce ne serait que le soir au plus tôt que le citoyen X… voyant enfin Antonia, tout s’expliquerait entre eux à son détriment à lui, Bibi. Bibi rebroussa donc chemin. C’est-à-dire qu’il revint à l’Abbaye.
Aurore s’était évadée, mais Bibi voulait savoir comment et, au besoin, retrouver ses traces.
– Ah ! vous voilà encore ? dit le greffier en le voyant reparaître.
Alors Bibi exhiba les deux lignes de Robespierre.
– Vous pensez bien, dit-il, qu’une personne dont le citoyen Robespierre se préoccupe ne peut pas disparaître comme une aristocrate vulgaire qu’on envoie à la guillotine dans une fournée.
Le greffier eut un mouvement d’épaules qui signifiait :
– Que voulez-vous que j’y fasse ?
– Enfin, reprit Bibi, si on s’évade d’ici maintenant, la République n’a plus la moindre garantie.
– C’est la première évasion qui ait lieu.
– Soit, mais ce peut bien aussi n’être pas la dernière. Et je ne dois pas vous dissimuler que votre situation n’est pas brillante en ce moment.
Le greffier qui était si dur et si insolent avec les malheureux prisonniers, courba la tête et devint humble devant Bibi. Celui-ci lui dit :
– En attendant, je veux me rendre un compte exact du chemin qu’a pu prendre la fugitive, et je reviens.
Le greffier n’avait rien à refuser à un homme qui était investi de la confiance du citoyen Robespierre. Bibi se fit conduire de nouveau dans la cellule que, la veille, occupait Aurore.
Il y pénétra avec le guichetier à mine farouche, et montant sur un escabeau, il atteignit la fenêtre dont une des barres de fer avait été sciée.
Avec son coup d’œil sûr, Bibi eut tout de suite reconnu que la prisonnière n’avait pu s’évader par la fenêtre.
Le barreau scié, les draps attachés à la fenêtre n’avaient eu d’autre but que de détourner les soupçons.
– Elle pourrait bien, pensa Bibi, être sortie tranquillement par la porte.
Et il regarda le geôlier. Celui-ci soutint son regard avec un calme qui eût abusé tout autre que Bibi. Mais Bibi saisit une petite contraction des muscles, un semblant d’inquiétude et d’émotion, et il fut fixé. Cet homme était le complice.
Alors Bibi se souvint de l’avoir aperçu dans ce cabaret où, la veille au matin, Polyte était entré.
Plus de doute, c’était bien le guichetier qui avait murmuré à l’oreille du gamin de Paris :
– Sois tranquille, on la sauvera !
Et Bibi quitta de nouveau l’Abbaye.
Le citoyen Paul, le père d’Aurore, était à l’hôpital, et dans un état mental qui ne permettait pas de supposer qu’il se fût occupé de sa fille.
Il n’était pas présumable non plus que personne autre que lui, Bibi, eût le secret du chef de la sûreté, et alors il était impossible d’admettre qu’un ami quelconque de ce dernier se fût intéressé à Aurore.
En même temps, il se prit à songer à Jeanne.
Jeanne avait disparu la veille. Un commissionnaire avait apporté un mot écrit par elle au crayon, et ce mot, loin de rassurer Bibi, avait, au contraire, éveillé toutes ses défiances. Cependant l’homme de police fut bien obligé de reconnaître qu’il devait y avoir une certaine connexité entre la disparition de Jeanne et l’évasion d’Aurore.
Alors il finit par où il aurait dû commencer ; il s’en retourna rue du Petit-Carreau.
Simon Bargevin, qui d’ordinaire, à pareille heure, était à son chantier, était dans la boutique. La mère Simon travaillait fort tranquillement, et Zoé, jetée à la porte la veille, était rentrée dans la maison.
– Ah ! dit la blanchisseuse en souriant, vous êtes étonné, monsieur Bibi, de voir cette petite misérable ici ? Que voulez-vous ? elle a couché sur un tas d’ordures, et mon mari l’a trouvée ce matin à demi morte ; nous étions si contents que nous n’avons pas voulu offenser Dieu en la laissant mourir de froid et de faim, et nous lui avons pardonné.
– Ah ! fit Bibi d’une Voix étrange, vous êtes donc contents ?
Simon Bargevin posa un doigt, sur ses lèvres.
– Maintenant il faut nous méfier de la moucheronne ; venez par ici, monsieur Bibi.
Et le brave débardeur entraîna l’homme de police dans l’arrière-boutique et ferma la porte de communication, pour que Zoé ne pût rien entendre.
– Vous pensez, dit-il, que nous avons passé une mauvaise nuit, ma femme et moi ; la demoiselle en prison, l’autre disparue, vous parti avec Benoît et Polyte. Nous ne savions plus à quel saint nous vouer. Enfin, avec tout ça, nous n’avions pas les moyens de vivre à rien faire, et comme six heures sonnaient, j’ai pris le chemin de mon chantier. Je descendais la rue Montorgueil quand, tout à coup, on me frappe sur l’épaule. Je me retourne et je vois mon beau-frère Coclès, le mari de la sœur de ma femme.
– Il y a une heure que je te guette, me dit-il.
Moi je crois qu’il ne sait rien, et l’envie de me sauver me prend. Mais il me retient.
– Je sais ce que tu vas me dire, fait-il.
– Ah !
– Tu vas me parler des demoiselles.
– Perdues !
– Non sauvées. C’est elles qui m’envoient… Du coup, j’ai failli tomber à la renverse. Alors il me prend par le bras et me dit :
– Tu sais si j’ai peur de la guillotine ? Eh bien ! je suis venu tout de même… mais prends vite cette lettre qui me brûle les doigts.
– Et il m’a mis une lettre dans les mains et il s’est sauvé à toutes jambes sans me dire ni d’où il venait, ni où il allait…
– Et… cette lettre ?
Il la tira de sa poche et la tendit à Bibi. Bibi avait contrefait l’écriture de Dagobert et il avait eu sous les yeux celle d’Aurore, il ne put s’y tromper. C’était bien la jeune fille qui avait écrit cette suscription :
« À la citoyenne Bargevin,
« blanchisseuse de fin, rue du Petit-Carreau. »
L’écriture était ferme et indiquait un calme absolu dans la main qui avait conduit la plume.
– Voici que le mystère se complique ! murmura Bibi.
Et il ouvrit la lettre et lut :