LXV

« Ma chère tante, »

Cette appellation n’était pas une énigme pour Bibi, puisque, durant leur séjour dans la boutique, les deux sœurs avaient passé pour les nièces de la blanchisseuse.

En outre, elle était la preuve qu’Aurore prenait des précautions, ce qu’elle n’eût point fait si elle n’avait pas écrit cette lettre librement.

Et Bibi, cette réflexion faite, continua sa lecture :

« Je vous écris pour vous dire que je suis sortie de cette vilaine maison où j’étais si mal. Je suis entrée dans une autre où ma sœur Jeanne est venue me rejoindre.

» Ne vous préoccupez plus de vos nièces, ma bonne tante, ni mon oncle non plus. Nous ne savons pas si nous pourrons sortir ces jours-ci, car il y a beaucoup d’ouvrage chez notre nouvelle patronne ; mais aussitôt que nous le pourrons, nous irons vous voir.

» Ma tante Coclès est avec nous, et c’est mon oncle qui vous portera ce petit mot.

» Votre nièce dévouée,

« Aurore. »

Quand Bibi eut terminé cette lecture, il regarda Simon Bargevin.

– Vous pensez bien, dit celui-ci, que bien que nous ne soyons que des ouvriers, nous avons compris.

– Oui, dit Bibi, mais avez-vous deviné ?

– Quoi donc ?

– Comment Aurore était sortie de prison ?

– Un moment nous avons pensé que c’était vous qui aviez passé par là.

– Hélas ! non, dit Bibi.

– Alors, c’est le capitaine Dagobert ?

– Pas davantage.

– Ah ! faut vous dire, acheva Simon Bargevin que les demoiselles avaient un cousin.

– Bon.

– Qu’on appelle le comte Lucien.

– Eh bien ?

– Ça pourrait bien être lui qui…

– C’est impossible, dit Bibi.

– Pourquoi donc ?

– Parce qu’il est mort.

Et Bibi tira de sa poche le journal qui relatait à la fois l’exécution du comte Lucien des Mazures et le sursis accordé à Aurore.

– Ce qu’il y a de certain, dit Simon Bargevin, c’est que les deux demoiselles sont à l’abri de la guillotine.

– Qui sait ? murmura Bibi.

Du moment où il n’était pour rien dans le sauvetage des deux sœurs, Bibi se refusait à y croire. Mais il ne voulut pas troubler la joie des deux braves gens, et il s’en alla.

Où allait-il ? Il marchait droit devant lui, un peu à l’aventure, et établissait le bilan de sa nuit et de sa matinée.

Le plus clair de son affaire était que non seulement il n’avait pas Aurore, mais que, de plus, il s’était fait une ennemie mortelle de la citoyenne Antonia, et que dans vingt-quatre heures, il ne ferait pas bon pour lui à Paris ; et cela d’autant mieux que Robespierre se trouverait mystifié et ne manquerait pas de se venger cruellement.

Mais Bibi était homme à prendre un parti sur-le-champ.

– Bah ! par le temps qui court, un homme qui a deux lignes de l’écriture de Robespierre dans sa poche peut faire tout ce qu’il veut. Je vais d’abord me faire délivrer un passeport et je m’en irai prendre l’air.

J’ai quelques économies et je puis attendre. Après avoir envoyé tant de gens à la guillotine, Robespierre finira peut-être par y porter sa tête.

Alors je reviendrai et je passerai pour une victime.

Et sur cette réflexion, Bibi prit le chemin de la Commune de Paris, où on délivrait les passeports.

Mais comme il passait devant la tour Saint-Jacques, un homme qu’il ne connaissait pas se planta devant lui.

– Vous êtes bien le père Bibi ? lui dit-il.

– Oui, fit Bibi ; que me voulez-vous ?

Et il regardait l’inconnu avec une certaine inquiétude.

– Les paroles s’envolent au grand air, reprit l’inconnu. Venez par ici, j’ai deux mots à vous dire.

Et il entraîna Bibi à l’écart, dans un coin de la rue Saint-Martin qui était veuf de tout passant.

– Vous ne me connaissez pas, dit-il, mais je vous connais, moi.

– C’est bien possible, dit Bibi, qui se tint sur la défensive.

– Et je vais vous dire ce que vous avez fait depuis deux jours.

– Vous avez fait tous vos efforts pour sauver Mlle Aurore des Mazures :

– Ah ! fit Bibi stupéfait.

– La nuit dernière, vous avez, le pistolet à la main, forcé la citoyenne Antonia d’écrire une lettre au citoyen X.

– Vous savez cela ?

– Et pour abréger, dit l’inconnu, vous avez dans votre poche un mot du citoyen Robespierre, à l’aide duquel vous espériez faire sortir la jeune fille de prison.

– Mais vous êtes donc sorcier ? s’écria Bibi.

– Peut-être…

– Enfin, comment savez-vous cela ?

– En outre, vous avez été à l’Abbaye, mais trop tard…

Bibi regarda cet homme avec anxiété.

– Écoutez, reprit ce dernier, je suis un ami de la comtesse Aurore et de sa sœur.

– Vous ?

– Et un de ceux qui les ont sauvées. Mais notre besogne n’est pas terminée.

– Ah !

– Et nous avons besoin de vous.

– De moi ?

– Oui. Vous allez aux passeports ?

– Qui vous l’a dit ?

– Personne. Je l’ai deviné. Vous êtes sur le chemin de la Commune et vous devez, du reste, avoir besoin de prendre l’air.

– Après ? fit Bibi qui avait peine à se remettre de son émotion.

– Vous allez demander un passeport pour vous et votre famille.

– Pour ma famille ?

– Oui, pour vous, vos deux nièces et votre domestique. Vos nièces, vous les devinez ; votre domestique, c’est Benoît le bossu.

– Et puis ? fit Bibi.

– Vous prendrez une voiture et vous vous ferez mener bon train à Palaiseau, d’où vous ramènerez Benoît.

– Bon ! après ?

– Puis ce soir ; à la tombée de la nuit, vous vous trouverez avec vos bagages et le passeport en question à la barrière d’Italie. Vous verrez un grand fiacre arrêté. Dans ce fiacre se trouveront les deux sœurs et un jeune homme que vous ne connaissez pas.

– Ah !

– Mais qui se nomme le comte des Mazures.

– Il est mort, dit Bibi.

– Pour tout le monde, excepté pour vous et pour nous.

– Mais qui donc êtes-vous ? demanda Bibi ahuri ; qui donc, vous qui ressuscitez les morts ?

– Où à peu près, dit l’inconnu.

Puis souriant :

– Hier encore, dit-il, malgré le zèle que vous mettiez à sauver Aurore, nous ne vous l’eussions point dit ; mais aujourd’hui que nous sommes certains, mes amis et moi, que vous n’irez pas demander audience à Robespierre, nous serons plus expansifs.

Et comme Bibi regardait cet homme avec curiosité :

– Vous êtes pourtant, fit-il avec ironie, un de ces hommes de police qui doivent tout savoir.

Bibi ne répondit pas.

– On vous a même parlé de nous…

– De vous ?

– Oui, mais vous avez haussé les épaules et nié notre existence.

Bibi tressaillit, et un souvenir vague et lointain traversa son cerveau.

– Ah ! dit-il, on m’a parlé de vous ?

– Oui.

– Et vous êtes ?…

– Nous sommes les Masques rouges. À ce soir.

Et sur ces mots, l’inconnu fit un pas de retraite.

Bibi était cloué au sol comme s’il eût été changé, à l’égal de la femme de Loth, en statue de sel.

– À ce soir ! répéta le masque rouge.

Et il s’éloigna…

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