Zoé éprouvait en ce moment la terreur voluptueuse de l’oiseau fasciné par un reptile.
Antonia comprit qu’elle lui appartenait tout entière et de prime abord, comme le mal appartient au mal.
– Tu ne me connais pas ? dit-elle.
– Non, balbutia Zoé.
– Mais je te connais, moi, dit Antonia. C’est toi qui as voulu faire guillotiner Aurore et Jeanne.
Zoé jeta un cri.
– Vous les connaissez ? dit-elle.
Et ses yeux s’enflammèrent d’une haine farouche.
– Je les connais et je les hais comme toi.
À ces mots Zoé regarda cette femme avec avidité et sembla pour ainsi dire se suspendre à ses lèvres.
– Je les hais, poursuivit Antonia, et j’ai juré, moi aussi, de les faire guillotiner.
– Il est trop tard, dit Zoé.
Et il y eut dans ces mots comme un accent de désespoir féroce.
– Il n’est jamais trop tard, ma petite, dit Antonia, quand on sait mettre le temps à profit.
– Ah ! vous croyez ?
Et l’enfant regarda Antonia avec anxiété.
Antonia prit l’enfant sur ses genoux et lui mit, elle qui tout à l’heure demandait l’aumône, une pièce d’or dans la main.
– Si tu es bien gentille, dit-elle, si tu me réponds bien clairement, si tu me promets de faire tout ce que je te dirai, tu verras qu’il n’est pas trop tard.
– On les guillotinera ?
– Je l’espère bien, dit Antonia avec un sourire qui fit passer un frisson d’enthousiasme par tout le corps de la petite misérable.
Et Antonia reprit :
– Il y avait deux hommes ici tout à l’heure ?
– Oui.
– Tu les connais ?
– C’est le père Bibi, un homme qui m’a bien trompée, allez.
– Tu le hais, alors ?
– Oh ! oui, dit Zoé.
– Et si on le guillotinait, lui aussi, serais-tu contente ?
– Ah ! je crois bien, fit naïvement le petit monstre.
– Et l’autre ?
– C’est le bossu, l’ami des deux aristocrates.
– Et que disaient-ils à ta patronne ?
– Que la demoiselle Aurore n’était plus en prison.
– Et puis ?
– Qu’elle était avec sa sœur Jeanne, dans une maison au bord de la Seine, et que, ce soir, elles partaient avec eux.
– Avec Bibi et le bossu ?
– Oui, madame.
– Alors, elles viendront ici ?
– Non, mais la patronne veut leur dire adieu.
– Ah !
– Et il est convenu qu’elle ira avec le père Bibi et le bossu.
– En quel endroit ?
– Ils ne l’ont pas dit.
– Eh bien, dit Antonia, il faut que tu le saches, il le faut absolument.
– Je le saurai, dit Zoé avec la docilité d’un soldat obéissant à son chef.
– Écoute bien encore, dit Antonia ; je voudrais que tu pusses me cacher ici.
Zoé hésita. Il y eut sans doute en elle une lutte violente entre sa haine et la terreur que lui inspirait Simon Bargevin. La veille, le débardeur l’avait jetée à la porte, et certes s’il s’apercevait que Zoé le trahissait encore, il lui infligerait quelque correction terrible.
Mais la haine de Zoé l’emporta. Elle leva la main et du doigt indiqua la soupente, dans laquelle la blanchisseuse n’entrait jamais pendant le jour.
– Là, dit-elle, vous verrez et vous entendrez tout, mais il ne faudra pas faire de bruit.
– Dans combien de temps penses-tu que ta patronne reviendra ?
– Pas avant une demi-heure répondit Zoé.
– Eh bien ! attends-moi : je vais revenir, et si, d’ici-là, Bibi et le bossu sortaient de la maison, tu les verrais, n’est-ce pas ?
– Je vais guetter sur la porte.
– Tu es un amour, dit la fausse mendiante.
Et elle embrassa Zoé et lui donna une nouvelle pièce d’or.
Puis elle sortit.
Antonia avait besoin de réfléchir un moment.
Elle descendit donc la rue du Petit-Carreau, rejoignit le fiacre qu’elle avait laissé au coin de la rue Saint-Sauveur et dans lequel l’attendait sa camérière.
Elle y monta, tira, de sa poche un carnet et écrivit au crayon le billet que voici :
« Mon ami,
« La Convention se passera de votre éloquence aujourd’hui.
« Si vous avez l’ordre d’arrestation ce dont je ne doute pas allez à la police requérir six hommes, puis venez m’attendre avec eux dans une auberge qui se trouve auprès des halles, en face de l’ex-église Saint-Eustache, et qui a pour enseigne : À la poire cuite.
« Et si je vous fais attendre, ne vous impatientez pas.
« Antonia. »
Ce billet écrit, Antonia le remit à sa camérière, en lui disant :
– Cours chez le citoyen X… S’il n’est pas rentré, attends-le.
Et elle sortit du fiacre une seconde fois et dit au cocher :
– Rue Saint-Honoré, d’où nous venons.
Puis elle remonta, toujours à pas lents, vers la rue du Petit-Carreau.
Zoé était toujours sur le seuil de la boutique.
– Ils ne sont pas sortis, dit-elle.
La fausse mendiante se glissa dans la boutique et dit :
– Alors tu crois que, là-haut, personne ne me verra ?
– Non.
– Et que je pourrai voir et entendre ?
– Tout, madame.
Zoé ouvrit la porte de l’arrière-boutique, et Antonia grimpa lestement dans la soupente.
– Maintenant, dit-elle encore, suppose que ta maîtresse soit revenue.
– Eh bien ? fit Zoé.
– Et que je veuille sortir, par où passerai-je sans être vue ?
– Vous descendrez sans faire de bruit et vous ouvrirez cette porte qui s’ouvre sur l’allée.
– Très bien.
Et Antonia s’installa dans la soupente et se coucha sur le lit de Zoé.
Trois ou quatre minutes après, la blanchisseuse rentra. Elle déposa dans l’arrière-boutique son panier de provisions et dit à Zoé.
– Allume le fourneau.
Puis elle tira la porte et revint à sa table de repasseuse, où elle se remit à travailler. La porte fermée, Zoé ne pouvait plus entendre ce qui se disait ; mais Antonia l’entendait, grâce à un châssis vitré qui ouvrait de la soupente sur la boutique pour donner de l’air.
À peine la blanchisseuse s’était-elle remise au travail que Bibi et Benoît descendirent.
Ils avaient chacun un petit paquet sous le bras.
Bibi regarda autour de lui.
– Où est la petite ?
– De l’autre côté ; elle allume le feu.
– Alors, elle ne peut nous entendre ?
– Non.
– Ah ! c’est que je m’en méfie maintenant, dit l’homme de police.
Puis, baissant encore la voix :
– Alors, vous voulez leur dire adieu aux demoiselles ?
– Ah ! ces chères enfants, dit la mère Simon, il me semble que je les aime comme mes filles.
– Je crois qu’il vaut mieux que nous ne partions pas ensemble, dit Bibi. Il faut toujours se méfier.
– Vous avez raison, dit la blanchisseuse.
– Benoît ira de son côté, moi du mien, poursuivit Bibi. Vous aussi.
– Mais où ?
– Ce soir, à huit heures, barrière d’Italie.
– Elles y seront ?
– Oui, et moi aussi, je vous verrai sûrement.
– Je ne dirai rien à mon mari, dit la blanchisseuse. D’ailleurs, à huit heures il n’est pas encore rentré.
Antonia n’avait pas perdu un mot de cette conversation. Elle descendit à pas de loup, mit la main sur l’épaule de Zoé et lui dit :
– Ouvre-moi.
Zoé ouvrit sans bruit la porte de l’allée.
– Sois tranquille, lui dit Antonia ; maintenant nous les tenons.