Cependant le citoyen X… avait touché la traite de dix mille francs. Il avait grand besoin de cette somme, tourmenté qu’il était par des créanciers impitoyables, et il se souciait maintenant assez peu de la citoyenne Antonia.
D’ailleurs, bien qu’il eût été profondément étonné en lisant sa lettre, il ne s’était pas cassé la tête à approfondir le mystère qui semblait envelopper ce revirement subit.
Il avait l’argent, le reste lui importait peu.
À midi, ses créanciers étaient satisfaits et il prenait fort tranquillement son chapeau et son manteau pour s’en aller à la Convention, quand un violent coup de sonnette se fit entendre.
L’officieux étant sorti, le citoyen X… alla ouvrir lui-même et se trouva face à face avec Antonia.
Elle était pâle de colère et ses yeux lançaient des éclairs.
– Ah ! dit-elle, tandis que le citoyen X… reculait stupéfait, vous ne m’attendiez pas, je le vois.
– Mais, madame, répondit le citoyen X…, je comptais aller chez vous ce soir.
– En vérité ?
– Comme vous me l’avez écrit.
Antonia le regarda avec dédain.
– Vous passez pour un homme remarquable, dit-elle, pour un grand orateur même, et vous n’êtes qu’un niais !
Le citoyen X… fit encore un pas de retraite.
– Comment donc, poursuivit-elle, n’avez-vous pas deviné que la lettre que je vous écrivais, je l’écrivais sous le coup d’une menace ?
– Plaît-il ? fit le citoyen X…
– D’une menace de mort.
– Oh ! par exemple !
Antonia n’avait pas de temps à perdre.
– Écoutez, dit-elle, et tâchez de comprendre.
Et elle lui raconta brièvement le guet-apens dont elle avait, été la victime.
– Mais s’écria enfin le citoyen X…, tout ce que vous me dites là est invraisemblable !
– Mais vrai.
– Quel intérêt cet homme de police a-t-il donc à sauver la jeune fille ?
– Je ne sais pas… je n’ai pas le temps de le savoir… Seulement, il faut que cet homme soit arrêté… qu’il n’ait pas le temps de quitter Paris… il faut que Robespierre…
– Oh ! Robespierre, dit le citoyen X…, s’il savait cela il ne me le pardonnerait jamais de sa vie.
– Non seulement, dit Antonia, il faut qu’il le sache, mais qu’il l’apprenne de votre bouche.
– C’est impossible !
– Alors, vous êtes un lâche, dit Antonia.
Le citoyen X… pâlit, mais il baissa la tête, et ne répondit pas.
Antonia était tout à l’heure comme une furie ; elle se calma subitement, et un sourire dédaigneux lui vint aux lèvres :
– C’est encore de l’argent qu’il vous faut, sans doute ? fit-elle. Aussi ai-je prévu le cas.
Et elle tira de son sein un portefeuille qu’elle mit sur la table. Le portefeuille était gonflé, non point d’assignats, – les assignats étaient déjà sans valeur, – mais de bank-notes anglaises.
– Prenez, dit-elle, mais obéissez-moi.
Et comme le citoyen X… baissait la tête, elle eut un éclat de rire.
– Allons donc ! fit-elle, entre gens comme nous, les scrupules et le faux point d’honneur sont des niaiseries. Prenez et obéissez !
Le citoyen X… la regarda :
– Que faut-il faire ? demanda-t-il.
– Aller chez Robespierre.
– Bon !
– Et lui demander un ordre d’arrestation en blanc.
– Sans lui parler de Bibi ?
– Comme il vous plaira, pourvu que vous ayez l’ordre d’arrestation. Mais il faut l’avoir sur-le-champ.
– Je l’aurai avant une heure.
– Bien. Maintenant, où demeure Bibi ?
– Dans la rue du Petit-Carreau.
– Ah ! c’est juste, je l’avais oublié. Il y a une blanchisseuse dans la maison.
Antonia qui s’était assise d’abord, se leva.
– Est-ce que vous n’allez pas m’attendre ici ? demanda le citoyen X…
– Non.
– Pourquoi ?
– Parce que je veux savoir si Bibi est rentré chez lui.
Et Antonia partit.
Elle avait un fiacre à la porte, et dans ce fiacre, sa camérière qui avait placé devant elle, un petit coffre. Ce coffre renfermait des habits, des onguents et des fioles de différentes dimensions.
Antonia remonta en voiture et dit au citoyen X…, qui l’avait accompagnée jusqu’à la porte :
– Quand vous aurez l’ordre d’arrestation, vous rentrerez chez vous et vous m’attendrez.
Puis elle monta en voiture.
– Baisse les stores, dit-elle à la camérière, et ne perdons pas de temps. En même temps elle cria au cocher :
– Rue du Petit-Carreau !
Les voitures sur place alors n’avaient point atteint les proportions exiguës qu’elles ont aujourd’hui.
Elles ressemblaient à de véritables maisons roulantes, et on pouvait, au besoin, s’y tenir debout. Antonia, aidée de sa camérière, procéda alors à une singulière métamorphose. Elle quitta ses vêtements de femme coquette et s’affubla de haillons. Puis elle passa dans ses cheveux un peigne enduit d’une substance huileuse, et ses cheveux noirs devinrent blancs par place. Enfin, elle se fit des rides au front et sur les joues, et elle finit par avoir l’air d’une femme plus que septuagénaire.
Quand le fiacre arriva rue Montorgueil, elle dit à sa camérière :
– Tu vas m’attendre ici.
Puis elle, mit pied à terre, s’appuya sur un bâton, et, à la grande surprise du cocher, elle monta péniblement la rue Montorgueil, dont, comme on le sait, la rue du Petit-Carreau n’est que le prolongement.
Deux hommes passaient près d’elle en ce moment.
Antonia regarda et son cœur battit. Elle avait reconnu Bibi et Benoît. Alors elle eut l’audace de leur tendre la main. Bibi se retourna et lui donna un décime.
Puis il continua son chemin, disant à Benoît :
– Quand on a le cœur content, il est permis de faire l’aumône.
– Dieu vous le rendra, leur cria Antonia d’une voix glapissante.
Et elle continua son chemin, tendant la main aux passants, mais ne perdant de vue ni Bibi, ni Benoît, et se disant :
– Voilà qui commence bien.
L’homme de police et le bossu remontaient la rue, et Antonia les vit entrer chez la blanchisseuse.
La mère Bargevin était seule avec Zoé, lorsque Bibi et son compagnon entrèrent.
Antonia ne pouvait entendre ce qu’ils disaient, à cause de l’éloignement, mais la joie peinte sur les visages de la blanchisseuse, de Bibi et de Benoît contrastait avec la figure sombre et fatale de Zoé, qui se tenait à l’écart dans un coin de la boutique.
Alors Antonia se souvint que Bibi, quelques jours auparavant, tandis qu’il remplissait encore en conscience son rôle d’agent de police, lui avait dit avoir trouvé un auxiliaire dans une petite apprentie de la maison.
Plus de doute, cette apprentie, c’était Zoé. Les gens que possède l’esprit du mal se devinent. Antonia regardait l’enfant et se disait :
– Je voulais un espion qui s’attachât jusqu’au soir aux pas de Bibi, en voilà un !
Et elle attendit sous son porche.
Bibi et Benoît ne restèrent pas longtemps dans la boutique.
L’homme de police avait sans doute quelques préparatifs de départ à faire dans son logis, car il sortit de la boutique et enfila l’allée humide et sombre de la maison. Benoît le suivit. Antonia attendit encore.
Peu après la blanchisseuse prit un panier, fit sans doute quelques recommandations à la petite Zoé et sortit à son tour. Elle paraissait aller aux halles, qui sont tout près de la rue du Petit-Carreau, au bout de la rue Montorgueil, comme font les pauvres gens qui trouvent trop élevés les prix de la fruitière.
Alors la fausse mendiante la suivit des yeux ; mais quand là blanchisseuse fut loin, elle traversa la rue et vint se planter devant la boutique, la main tendue et disant :
– La charité, s’il vous plaît ?
Zoé n’était pas charitable ; d’abord elle n’avait rien et ensuite, les mauvaises natures s’apitoient peu sur la misère des autres. Cependant, la petite fille éprouva une singulière fascination. Elle se leva, passa dans l’arrière-boutique et en rapporta un morceau de pain qu’elle tendit à Antonia.
– Tu es un petit ange, dit la fausse mendiante.
Et elle entra dans la boutique, attachant ses grands yeux sinistres sur les yeux méchants et astucieux de Zoé, la haineuse créature.