LXX

La barrière d’Italie, alors comme aujourd’hui était une des plus éloignées du centre et des plus désertes, à partir de huit heures du soir jusqu’à deux heures du matin, moment où les maraîchers commençaient à se rendre à la Halle.

La République, au nom de la liberté générale, avait supprimé toutes les libertés, surtout celle de circuler à son aise. On ne sortait pas de Paris sans passeport, on n’y entrait pas sans être rigoureusement examiné et souvent fouillé. Les maraîchers étaient tous munis d’une carte signée par un ou plusieurs membres de la municipalité de leur commune. Il n’y avait guère que les maraudeurs, les gens sans aveu qui braillaient la « Marseillaise », à qui on laissait le droit de sortir et d’aller dévaster les champs et les jardins des environs.

Or, ce soir-là, un peu avant huit heures, un homme cheminait le long de cette rue interminable qu’on appelle l’avenue de Fontainebleau et qui mène droit à la barrière d’Italie. La nuit était venue depuis longtemps, le brouillard assez épais, dégageait une petite pluie fine et serrée, et le pavé était gras. Cet homme, qui avait un portemanteau sous le bras, s’abritait prosaïquement sous un parapluie, avait la mine d’un bon bourgeois et portait de respectables lunettes sur son nez camard.

C’était le citoyen Bibi.

De temps en temps il se retournait pour voir si, au travers du brouillard, il n’apercevrait pas soit Benoît le bossu, soit la bonne mère Simon Bargevin. Mais la rue était déserte : le Parisien n’aime pas la pluie.

Bibi tira sa montre et la consulta en se plaçant sous, une des rares lanternes qui avaient de la peine à percer l’épaisseur du brouillard. Sa montre marquait huit heures moins un quart. Il n’y avait pas de temps à perdre.

Tout à coup, comme il continuait son chemin, une silhouette noire se dressa devant lui.

C’était celle d’un homme qui paraissait l’attendre de pied ferme.

Bibi arriva sur lui, croyant que c’était Benoît.

– Pardon, citoyen, peux-tu me dire l’heure qu’il est ?

À cette voix, Bibi tressaillit. Il avait reconnu le personnage qui, le matin, l’avait abordé auprès de la tour Saint-Jacques.

– Huit heures moins un quart, répondit-il.

– Merci. C’est bien vous. Il fait si noir, dit le masque rouge, qu’on a toujours peur de se tromper.

– C’est moi, dit Bibi ; est-ce que la voiture est déjà là ?

– Non, pas encore.

– Tant mieux, dit Bibi, car mon compagnon de route n’est pas arrivé. Et puis il y a une brave femme, la blanchisseuse qui a donné asile aux deux demoiselles, qui doit venir aussi pour leur dire adieu.

– Elle n’en verra qu’une.

– Hein ? dit Bibi.

– Rassurez-vous, dit en souriant le masque rouge, lorsque nous nous mêlons d’un sauvetage, il s’accomplit sans obstacles.

– Ah ! vous m’avez fait peur, dit Bibi.

– Écoutez, reprit le masque rouge, on ne saurait trop prendre de précautions pour sortir de Paris. Nous avons pensé qu’en dépit de votre passeport, cinq personnes éveilleraient toujours quelque peu l’attention et qu’il valait mieux vous diviser.

Il suffit d’un municipal ivre pour tout compromettre.

– Qu’avez-vous donc décidé ? demanda Bibi.

– Vous savez que nous avons utilisé Coclès, l’ancien aubergiste ?

– Oui, c’est lui qui a apporté la lettre de Jeanne.

– Et bien ! Coclès a une carte de circulation comme maraîcher.

– Bon !

– Il est sorti de Paris, il y a une heure, dans sa petite charrette, emmenant mademoiselle Jeanne et le comte des Mazures.

– Ah ! ils sont sortis ?

– Oui : la jeune fille et son cousin étaient habillés en paysans, et tout s’est bien passé.

– Et Aurore ?

– Elle est dans un fiacre, à deux pas d’ici, dans une ruelle.

– J’aime autant cela, dit Bibi ; mais, en outre de mon passeport, j’ai sur moi deux lignes signées de Robespierre qui m’ouvrent encore toutes les portes. Et où nous retrouverons-nous ?

– À Choisy, qui est à une lieue de la barrière.

– Fort bien, dit Bibi.

Et ils continuèrent à marcher.

Bibi s’arrêta peu après et prêta l’oreille. On entendait un pas précipité dans l’éloignement, et en même temps une voix qui fredonnait un air de chasse.

– C’est Benoît, dit l’homme de police.

En effet, c’était le bossu qui accourait ; mais il n’était pas seul ; il avait rejoint la mère Simon Bargevin qui était partie la première.

– Ici Benoît ! cria Bibi.

– Voilà, voilà ! répondit le bossu.

Et Benoît pressa le pas, donnant le bras à la mère Simon pour la faire marcher plus vite.

– Je vais vous conduire jusqu’au fiacre, dit le masque rouge, et puis vous n’aurez plus besoin de moi.

Le fiacre, en effet, attendait dans une ruelle, et Aurore, pleine d’anxiété et prêtant l’oreille au moindre bruit, jeta un cri de joie quand elle reconnut Benoît et la blanchisseuse.

– Mademoiselle, lui dit Bibi, vous ne me connaissez pas ; mais j’ai fait beaucoup de choses pour vous sauver.

– Je sais cela, dit-elle ; c’est vous qui vous nommez Bibi.

– Oui.

Aurore lui tendit la main. La bonne mère Simon pleurait en embrassant la jeune fille.

– Ah ! disait-elle, j’aurais pourtant bien voulu voir ma chère demoiselle Jeanne.

– Mère Simon, répondit Aurore d’une voix émue, nous ne vivrons pas éternellement sous la tyrannie qui nous opprime ; de meilleurs jours viendront ; ma sœur et moi nous rentrerons en France, et alors nous nous reverrons, ma bonne mère, et nous vous aimerons bien.

Le masque rouge mit fin à ces adieux :

– Huit heures, dit-il à Bibi ; partez…

Bibi et Benoît montèrent dans le fiacre, tandis que la mère Simon s’éloignait en pleurant.

– À Choisy, dit alors le masque rouge, vous trouverez un cabaret, et à la porte de ce cabaret la tapissière de Coclès ; Choisy n’a qu’une rue et qu’un cabaret, vous ne pouvez vous tromper. Au revoir !

Et il s’éloigna à son tour et disparut dans le brouillard.

Le fiacre se mit en mouvement et arriva à la barrière.

La barrière était fermée, et deux municipaux montaient la garde à la porte de l’ancien bâtiment d’octroi construit par les fermiers généraux quelque trente années auparavant.

– Ne descendez pas, dit Bibi à Aurore et à Benoît, c’est inutile. Je vais montrer mon passeport.

– Qui vive ? dit un des municipaux.

– Liberté ! égalité ! répondit Bibi.

– Qui vive ? répéta le municipal.

– Un citoyen, sa nièce et leurs officieux qui ont un passeport en règle.

– Descendez, dit le municipal.

Bibi descendit seul, toisa dédaigneusement le soldat citoyen, et lui dit :

– Je vais te montrer mon passeport, et s’il ne te suffit pas, je vais te montrer autre chose.

– Voyons, dit le municipal avec flegme.

Bibi tendit son passeport.

– On ne passe pas, dit le municipal en le lui rendant.

– Plaît-il ? dit Bibi qui fronça le sourcil.

– Ordre de la Commune de ne laisser sortir personne cette nuit.

– Ah ! par exemple !

Et Bibi entra dans le poste, où une demi-douzaine de municipaux, les uns couchés sur un lit, les autres assis autour du poêle, fumaient leur pipe sous la surveillance d’un sergent.

– Tu vas bien voir si l’ordre me concerne, dit Bibi en regardant de travers le municipal. Où est le chef de poste ?

– C’est moi, dit le sergent ; que veux-tu, citoyen ?

– Sortir de Paris ; j’ai mon passeport.

– Impossible !

– Alors, vois ceci.

Et Bibi mit sous les yeux du sergent les deux lignes de Robespierre.

– Me laisseras-tu passer, maintenant ? dit-il.

– Pas davantage.

Et comme Bibi reculait stupéfait, deux hommes entrèrent dans le poste, et Bibi reconnut dans l’un d’eux le même agent de police subalterne qui, par son ordre avait enlevé Aurore et joué le rôle du faux Dagobert.

Bibi crut que la Providence lui envoyait un auxiliaire.

– Ah ! dit-il, tu arrives à propos.

– Vous croyez, patron ?

Et cet homme eut un mauvais sourire.

– Sans doute, et tu vas dire à ces imbéciles…

– C’est moi qui leur ai donné la consigne, patron.

– Plaît-il ?

– J’ai ordre de vous arrêter, vous et toutes les personnes de votre suite.

Bibi jeta un cri.

– Tu as un ordre ? s’exclama-t-il.

– Oui.

– De qui donc ?

– L’ordre m’a été remis par le citoyen X… Mais il est signé de Robespierre, et il porte la date de midi.

Bibi jeta un nouveau cri.

– Ah ! patron, lui dit son ancien inférieur, il ne fait pas bon se frotter à la citoyenne Antonia, et je ne donnerais pas trente sous de votre tête à l’heure qu’il est.

Bibi frissonnant aperçut alors, par la porte du poste demeurée ouverte, le fiacre entouré d’agents de police, qui s’emparaient une fois encore de la comtesse Aurore et de Benoît le bossu.

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