Bibi fut un certain moment à se remettre de l’émotion qu’il avait éprouvée. Mais enfin l’homme de police retrouva l’équilibre de ses facultés et se dit :
– Décidément tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
Et il continua son chemin vers la Commune.
Cependant une chose le taquinait outre mesure ; c’était une pensée d’amour-propre. L’homme est essentiellement personnel et il n’approuve entièrement que ce qui vient de lui. Or, il avait fait, on le sait, des prodiges d’intelligence, d’activité et de courage pour sauver Aurore, et pourtant si Aurore était sauvée, il n’y était pour rien.
Au lieu du premier rôle, le hasard lui faisait un rôle de comparse. Le hasard était cruel.
Bibi éprouvait donc un violent dépit, et à la porte de la Commune, il fut sur le point de battre en retraite et de se dire :
– Ces gens-là n’ont pas eu besoin de moi jusqu’à présent, j’ai bien envie de les laisser se débarrasser comme il leur plaira.
Mais une pensée d’égoïsme succéda sur-le-champ à cette réflexion :
– Demain, dit-il, Robespierre, mystifié, signera mon arrêt de mort. Je n’ai donc rien à gagner, et, au contraire, tout à perdre à ne pas servir les masques rouges puisque décidément ces gens-là existent.
Et il entra à la Commune et demanda son passeport.
Un homme de police, alors comme aujourd’hui, à défaut de considération, jouissait d’un grand crédit.
Bibi n’eut pas besoin d’exhiber les deux lignes signées Robespierre. On ne lui fit aucune question.
Si Bibi demandait un passeport, c’est qu’il allait, à l’étranger, s’occuper des affaires de la police.
On ne lui fit donc aucune observation.
Le passeport en poche, Bibi quitta la Commune et se dit :
– Allons maintenant relever Benoît et Polyte de leur faction.
Il héla une voiture de place, monta dedans et se fit conduire à Palaiseau, où il arriva deux heures après.
Au seuil de la villa, il trouva la soubrette qui le reçut avec la considération que mérite un homme qui tient votre vie dans sa main.
Bibi lui donna une tape amicale sur la joue et monta.
Rien n’était changé depuis la nuit précédente, et les instructions de Bibi avaient été suivies de point en point. Antonia ne s’était pas montrée à ses autres domestiques et la camérière avait annoncé que sa maîtresse gardait le lit.
Bibi entra. Il trouva dans l’antichambre Benoît et Polyte qui causaient à voix basse et paraissaient très anxieux.
Le visage rayonnant de Bibi leur annonça que tout allait bien.
– Sauvée ! dit-il.
Benoît chancela. Une vive rougeur se répandit sur le visage de l’amoureux Polyte. Alors Bibi se fit cette réflexion :
– Polyte est l’amoureux d’Aurore ; il est inutile qu’il sache qu’elle file à l’étranger et qu’il ne la verra plus.
En outre, j’ai besoin de lui ici.
Puis tout haut :
– Je n’ai pas le temps de vous dire autre chose pour aujourd’hui, fit-il. Ce soir, nous causerons plus à notre aise. Elle n’est plus en prison et elle est hors de danger. Maintenant, dites-moi ce qui s’est passé ici ?
Ce fut Polyte qui répondit.
– La citoyenne Antonia est bien raisonnable, dit-il.
– Ah !
– Je suis monté dans sa chambre après votre départ, et je lui ai dit que si sa camérière avait le malheur de dire quelque chose aux autres domestiques, je la tuerais avant qu’ils fussent entrés.
– Et la camérière n’a rien dit ?
– Absolument rien.
– Ce qui fait que personne ne vous a vus ?
– Personne.
– Fort bien, dit Bibi.
Et il frappa à la porte de la chambre.
– Entrez, cria du dedans la voix d’Antonia.
Bibi ne se le fit point répéter. Antonia était assise auprès de la fenêtre, promenant sur la campagne cet œil consterné du prisonnier qui songe à la liberté. Quand elle vit entrer Bibi, elle jeta un regard de vipère.
– Ah ! te voilà, misérable ? dit-elle.
– Ma belle dame, répondit Bibi avec son flegme habituel, au lieu de me dire de gros mots, laissez-moi vous parler de nos petites affaires.
– Ah ! fit-elle, nous avons donc des petites affaires ensemble ?
– Naturellement. D’abord je vous apporte des nouvelles du citoyen X… Vos dix mille francs lui ont fait grand plaisir.
Un sourire dédaigneux vint aux lèvres d’Antonia.
– Et il viendra vous remercier ce soir, poursuivit Bibi.
– Ah ! il viendra ?
– Oui. Ensuite, je vous dirai que la demoiselle est en liberté. Se conformant scrupuleusement à vos intentions, le citoyen X… m’a conduit chez Robespierre.
– En vérité ! ricana Antonia.
– Et Robespierre m’a donné un mot avec lequel rien n’a été plus facile que d’ouvrir les portes de l’Abbaye à la comtesse Aurore des Mazures.
Bibi mentait un peu ; mais son amour-propre se refusait à convenir que la délivrance d’Aurore s’était opérée sans lui.
– Nous partons ce soir, ajouta-t-il, et je viens vous faire mes adieux.
Antonia, folle de colère, ne répondit pas.
Alors Bibi appela Polyte.
Polyte poussa la porte et en franchit le seuil.
– Mon jeune ami, dit l’homme de police, j’ai besoin de Benoît et je vais l’emmener. Mais tu vas rester ici.
– Oui, patron ; avec la même consigne ?
– Absolument la même. Si la citoyenne Antonia est sage, tu continueras à lui tenir compagnie.
– Et si elle a mauvaise tête ?
– Tu lui planteras ton couteau dans la gorge.
– C’est compris, patron. Et jusqu’à quand resterai-je ici ?
– Jusqu’à six heures du soir.
– Et alors je pourrai m’en aller ?
– Oui.
Polyte s’inclina. Alors Bibi salua la citoyenne Antonia.
– Vous n’avez pas de commissions pour l’Allemagne ? dit-il.
Elle le regarda.
– J’y vais, dit Bibi, et si vous aviez besoin de moi, ne vous gênez pas.
Antonia haussa les épaules.
– Vous avez mauvaise tête, dit Bibi.
Et il sortit. Benoît l’attendit dans l’antichambre.
– Viens, lui dit-il, nous n’avons pas de temps à perdre.
– Où allons-nous ? demanda le bossu.
– À Paris, d’abord.
– Et puis ?
– Je te le dirai en voiture.
Et quand ils roulèrent sur la route de Paris, Bibi dit encore :
– Nous partons ce soir avec Aurore et Jeanne.
– Et Polyte ?
– Oh ! non, dit Bibi. Nous n’avons plus besoin de lui, il nous gênerait…
Et tandis que Benoît et l’homme de police s’éloignaient, Antonia regardait Polyte, son geôlier, et se disait :
– Si je pouvais me débarrasser de lui d’ici à une heure, rien ne serait désespéré…