LXVII

La citoyenne Antonia suivait du regard, au travers des persiennes de sa fenêtre, Bibi et Benoît qui s’éloignaient.

Lorsqu’elle les eut vus monter en voiture, elle se retourna et se trouva face à face avec Polyte.

Et pour la seconde fois, elle se dit :

– Si je pouvais me débarrasser de ce gaillard-là, rien ne serait perdu !

Mais vouloir et pouvoir sont deux.

Polyte n’était pas un homme dont on se débarrasse facilement. Déjà, le matin, il avait refusé tout net un verre de vin que lui avait offert la camérière, disant :

– Vous me prenez pour un imbécile, peut-être ! Je lève volontiers le coude et j’ai faim à mes heures, comme tout le monde, mais je ne mangerais ni ne boirais chez vous : quand vous rempliriez mes poches d’or.

Il ne fallait donc songer ni à l’empoisonner, ni à le griser. Il fallait songer encore moins à le corrompre.

L’amour sauvage qu’il avait pour Aurore était le gardien de sa vertu. Cependant Antonia se disait :

– J’ai empoisonné Gretchen, j’ai été à l’école de la comtesse et du chevalier des Mazures, et je me suis défait de tous deux ; il serait invraisemblable que je ne trouvasse pas un moyen de me tirer des griffes de ce drôle.

Polyte s’était installé, son couteau à la main, auprès de la porte. Son attitude calme, tranquille, presque somnolente, aurait peut-être rassuré une autre femme que la citoyenne Antonia. Mais celle-ci savait à quoi s’en tenir.

La soubrette allait et venait. Elle descendait au rez-de-chaussée, remontait, redescendait encore. Souvent elle échangeait quelques mots en allemand avec sa maîtresse.

Mais Polyte leur avait dit :

– Faites et dites tout ce que vous voudrez, cela m’est égal ; seulement, rappelez-vous que si une autre personne que mademoiselle entre dans la chambre, la citoyenne Antonia est morte.

Il avait fait mieux encore. Chaque fois que la soubrette descendait, il quittait son fauteuil auprès de la porte et allait s’asseoir auprès d’Antonia, de telle façon que si la soubrette était revenue soit avec le cocher ou le jardinier, ou tout autre personnage qui pût leur venir en aide, il aurait eu le temps de tuer Antonia.

Il fallait donc renoncer à employer la force pour se débarrasser d’un tel hôte.

Mais à quelle ruse recourir ? On n’éloigne pas un enfant de Paris, comme on duperait un paysan naïf. Néanmoins Antonia ne renonçait pas à engager la lutte.

Longtemps silencieuse, affaissée et dédaignant de lever les yeux sur son geôlier, elle le regarda tout à coup.

– Je comprends que tu ne veuilles ni boire ni manger chez moi, citoyen, dit-elle, mais tu n’as peut-être pas l’intention de me laisser mourir de faim ?

– Non, dit Polyte, ce n’est pas dans ma consigne.

– Alors, tu me permets de déjeuner ?

– Certainement.

Antonia appela sa soubrette et lui dit en allemand :

– Va me chercher à déjeuner.

Un quart d’heure après, on avait monté devant Antonia une petite table, et sur cette table Polyte vit, en soupirant, apparaître un superbe perdreau truffé et une galantine de volaille qui faisait venir l’eau à la bouche.

Antonia se mit à manger.

Elle dit encore en allemand :

– Petite, écoute bien ce que je vais dire.

– Oui, madame.

– Tu me monteras une bouteille de vin du Rhin, que tu prendras non pas à la cave, mais sous le placard de la salle à manger. Cette bouteille porte une étiquette que tu enlèveras.

– Et puis ? demanda la soubrette.

– Ce vin renferme un narcotique qui agit au bout d’une heure.

– Madame veut donc s’endormir ?

– Peut-être. En tous cas, suis bien mon raisonnement.

La soubrette devint attentive.

– Si je m’endors, et que ce garçon ait résisté à la tentation, et n’ait bu ni mangé, tu me laisseras dormir.

Je m’éveillerai tout naturellement dans une dizaine d’heures.

– Fort bien, dit la soubrette.

– Si, au contraire, ce que j’espère, il lui prend fantaisie de faire comme moi, il s’endormira comme moi.

– Et… alors ?

– Alors tu trouveras dans ma table de toilette une petite fiole qui contient une eau verdâtre, et ta me verseras quelques gouttes de cette eau sur les lèvres…

– Et madame s’éveillera.

– Sur-le-champ.

– Je comprends, dit la soubrette.

Et elle sortit.

– Tu m’excuses, citoyen, dit Antonia d’un ton railleur, tu m’excuses de ne pas parler de mes petites affaires dans une langue que tu comprendrais, n’est-ce pas ?

– Oh ! répondit Polyte, cela m’est égal ; dites tout ce que vous voudrez… pourvu que personne n’entre ici… et c’est votre intérêt…

– Je le sais, dit Antonia, tu es homme à me tuer.

– Vous seriez naïve si vous en doutiez, citoyenne.

Et, tout en parlant, Polyte regardait le perdreau disparaître peu à peu sous la fourchette de la citoyenne Antonia, et il commença à éprouver de légers tiraillements d’estomac. Chaque fois qu’Antonia se versait à boire, Polyte soupirait, et il lui semblait que sa langue était collée à son palais.

Mais une soif subite, qui s’était emparée de lui, augmenta prodigieusement quand la camérière eut monté le vin du Rhin. Ce vin, couleur topaze, tenta Polyte et, comme la citoyenne Antonia en avalait un second verre, il s’empara de la bouteille.

– Plaît-il ? dit Antonia, que fais-tu donc, citoyen ?

– Citoyenne, répondit Polyte, je vous ai dit que je ne voulais ni boire ni manger chez vous, n’est-ce pas ?

– Tu me l’as dit en effet.

– Avec des farceuses comme vous, il faut se méfier, et vous seriez bien capable de me faire servir un bouillon qui me tordrait les boyaux ; mais, puisque vous avez mangé de ce perdreau, c’est qu’il n’est pas empoisonné.

– C’est probable, dit Antonia.

– Et si vous buvez de ce vin, c’est qu’il est bon.

– Eh bien ?

– Alors, ma foi ! je vais déjeuner.

Et Polyte attira la table à lui, s’empara d’une fourchette et fit passer les restes du perdreau sur une assiette qui se trouva à sa portée.

– Donnez un verre au citoyen, dit Antonia.

– Oh ! ce n’est pas la peine, répondit Polyte, je boirai à même la bouteille.

Et il se mit à manger et à boire gaillardement ; ce fut l’affaire d’un quart d’heure, au bout duquel il ne resta rien du perdreau, tandis que la bouteille au goulot vidé se trouva mise à sec.

Polyte, son repas terminé, alla s’asseoir dans un fauteuil, auprès de la porte disant :

– Le vin est bon. On y reviendra un jour ou l’autre.

Antonia s’était étendue sur sa bergère, et regardant Polyte :

– J’ai assez mal dormi cette nuit, dit-elle pour avoir le droit de faire une sieste. Qu’en pensez-vous, citoyen ?

– Ce sera comme il vous plaira, dit Polyte.

Et il tira une pipe de sa poche et se mit à fumer, au grand scandale de la camérière. Un quart d’heure après, le narcotique avait produit son effet, et Antonia dormait.

Polyte se sentit bientôt la tête lourde.

– Ce vin n’est pourtant pas empoisonné, puisqu’elle en a bu, se dit-il.

– Et il se leva et alla ouvrir la fenêtre pour avoir de l’air. Mais ses jambes fléchissaient sous lui.

– Bon, oui, murmura-t-il, mais il casse un peu la tête.

Et comme l’air ne le soulageait pas, il revint à son fauteuil, dans lequel il tomba lourdement plutôt qu’il ne s’assit. Il avait, toujours son couteau à la main ; mais ses yeux se fermaient et son bras s’engourdissait :

Tout à coup le couteau lui échappa. Puis il renversa brusquement la tête en arrière, et, vaincu par le narcotique, il s’endormit. Alors la soubrette s’approcha de lui.

– Hé ! citoyen ? fit-elle.

Polyte ne répondit pas.

Elle le secoua. Il changea de position dans son sommeil, mais ses yeux ne se rouvrirent point.

Alors la soubrette ramassa le couteau et le jeta par la fenêtre. Puis elle passa dans le cabinet de toilette, chercha la fiole indiquée, la trouva et exécuta fidèlement les ordres de sa maîtresse.

Antonia dormait aussi profondément que Polyte : mais à peine la liqueur verdâtre eut-elle touché ses lèvres que tout son corps se prit à frissonner comme s’il eût été parcouru par un courant électrique. Puis ses yeux se rouvrirent. Elle promena d’abord un regard étonné autour d’elle, mais elle aperçut Polyte qui dormait aussi.

– Oh ! dit-elle je me souviens !

Et elle se leva tout d’une pièce.

Antonia n’eut besoin que de quelques minutes pour retrouver son calme physique et moral. Alors, regardant la pendule :

– Il n’est pas midi encore, dit-elle. J’ai le temps. Va dire au cocher d’atteler et habille-moi.

– Mais, madame, dit la soubrette en lui montrant Polyte, qu’allons-nous faire de ce garçon ?

– Ça ! fit Antonia avec dédain, appelle le jardinier et qu’on le jette dans le puits.

– Mais il se noiera !

– Je l’espère bien, dit tranquillement Antonia.

Et elle passa dans son cabinet de toilette et s’habilla à la hâte, tandis que la soubrette sortait pour exécuter ses ordres.

– Allons, murmura-t-elle, la belle Aurore n’est pas encore sur la route d’Allemagne, et quant à ce misérable Bibi, il aura de mes nouvelles avant ce soir !…

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