LXXI

Benoît avait essayé de se défendre. Mais que peut un homme contre dix hommes, surtout quand il est pris à l’improviste. Il fut arraché de la voiture, lié et réduit à l’impuissance.

Quant à Aurore, elle avait poussé quelques cris d’abord ; mais bientôt sa froide dignité lui imposa silence.

– Allons ! se dit-elle en soupirant, il paraît que je n’échapperai pas à l’échafaud.

Et, dès lors, elle n’opposa plus la moindre résistance.

Deux heures après, Bibi, Benoît et Aurore étaient enfermés dans une salle de l’ancienne maison d’octroi.

L’agent de police Nibelle, jadis sous les ordres de Bibi, n’avait pas reçu d’autres instructions.

On lui avait dit : « Arrêtez à la barrière d’Italie, ce soir, à huit heures, le citoyen Bibi, agent de police, et les personnes qui seront avec lui, et consignez-les, en attendant de nouveaux ordres, au poste de la barrière. » Mais on ne lui avait dit que cela.

Seulement, Nibelle était un homme intelligent, et, en voyant Aurore, il s’était fait un raisonnement qui avait pour lui la vraisemblance, sinon l’exacte vérité.

Huit jours auparavant, Bibi l’avait mis en campagne pour arrêter Aurore.

Maintenant, Bibi essayait de se sauver de Paris en emmenant cette même jeune fille que d’abord il avait voulu envoyer à la guillotine.

Qu’est-ce que cela prouvait, sinon que Bibi était un homme calme, sans passion, que l’intérêt guidait, et qui n’obéissait qu’à l’amour de l’argent ?

Selon Nibelle, la citoyenne Antonia avait promis à Bibi une somme quelconque pour arrêter la jeune fille ; mais la jeune fille, qui avait sans doute des protecteurs influents et riches, avait promis le double ou le triple, et Bibi, de bourreau qu’il était, s’était fait le sauveteur.

C’était là, du moins, ce que pensait Nibelle, et cette opinion se traduisait encore ainsi :

– Assurément, on m’a recommandé d’arrêter Bibi, mais on ne se soucie guère de lui. C’est la jeune fille qu’il faut livrer quand même.

Bibi était plongé dans une telle stupeur qu’il ne parlait plus, ne regardait plus personne et n’essayait même pas de protester par un geste quelconque.

On amena Aurore sous la porte, et comme les municipaux étaient presque tous de la lie du peuple, ils se mirent à l’injurier. Mais Aurore s’était cuirassée de dédain aussi bien que de résignation.

Nibelle eut pitié d’elle, comme il avait pitié de son ancien patron.

Et, se tournant vers le chef de poste, il lui dit :

– J’ai ordre de rester ici jusqu’au jour, avec mes trois prisonniers ; seulement je ne veux pas que vos hommes nous manquent. Faites-moi ouvrir le « violon ».

Le violon existait alors comme aujourd’hui, et le mot remonte à Louis XIII.

Chaque bâtiment d’octroi ayant été converti en poste militaire, on y avait ménagé une petite salle dont la fenêtre était grillée, et dont la porte fermait solidement, pour y détenir les prisonniers qu’on n’avait pas le temps de diriger sur l’Abbaye ou la Conciergerie.

Nibelle se fit donc ouvrir le violon et y fit entrer ses prisonniers. Benoît ne se lamentait plus. Aurore lui avait imposé silence. Au bout d’une heure, quelque effort qu’il fît pour demeurer éveillé, Benoît sentit ses yeux se fermer et il s’endormit profondément.

Aurore aussi s’endormit.

Elle s’endormit auprès du poêle, un sourire aux lèvres ; ce sourire qu’ont les âmes résignées à mourir, et qui demandent à un sommeil momentané le calme nécessaire pour aborder le sommeil éternel.

Bibi seul ne dormait pas.

Sombre, farouche, le front, baigné de sueur, il se disait :

– Je suis un homme perdu. J’ai mystifié Robespierre, et Robespierre ne pardonne pas !

Bibi avait peur de la guillotine, lui qui en avait été si souvent le pourvoyeur.

Nibelle ne dormait pas non plus, et il regardait son ancien patron avec une sorte de compassion.

Tout à coup il s’approcha de lui, mit un doigt sur sa bouche pour lui recommander le silence, et lui dit tout bas :

– Écoute, patron.

– Que veux-tu ? dit Bibi.

– Je pourrais peut-être te sauver.

– Tu nous sauverais ?

Et l’œil de Bibi s’alluma, et l’homme cessa de trembler par tout son corps.

– Oh ! pas les autres… toi seul.

– Ah !

– Tu penses bien que les loups ne se mangent pas entre eux.

– Mais comment me sauverais-tu ? dit Bibi.

– Oh ! tout naturellement. En t’ouvrant la porte.

– Mais malheureux, tu te perdrais toi-même.

– Non.

– Comment cela ?

Nibelle cligna de l’œil.

– Est-ce que ce n’est pas moi qui ai déjà arrêté la petite ?

– Sans doute.

– Et par ton ordre ?

– C’est vrai, soupira Bibi.

– Je l’arrête une seconde fois et toi par-dessus, le marché ; mais je suppose que toi qui est de la police, tu as joué une comédie.

– Plaît-il ?

– La citoyenne Antonia me dit demain : « Qu’ayez-vous fait de Bibi ? »

Je lui réponds :

– Bibi ? mais il s’en est allé tranquillement, et je l’ai laissé partir, puisque c’était convenu.

Et si elle trouve cela extraordinaire, je lui dirai encore :

– Je ne pouvais pas supposer que Bibi songeât sérieusement à sauver un aristocrate qu’il s’était donné tant de mal à arrêter une première fois, et j’ai pensé que c’était un coup monté pour faire coffrer la petite.

– Mais ton raisonnement est parfaitement juste ! s’écria Bibi.

Et l’homme de police eut un moment d’égoïsme féroce. Il ne songea plus qu’à lui, et l’ardent désir de soustraire sa tête chauve au rasoir national le domina tout entier.

– Seulement, ajouta Nibelle, demain on me donnera l’ordre de réparer ma maladresse, et alors, si je t’arrête, je ne pourrai plus te lâcher.

– C’est vrai, dit Bibi.

– Par conséquent, tu feras bien de filer.

– Mais où, puisque les barrières sont fermées ?

– Il n’y a que celle-ci.

– Ah !

– Et sur le vu de ta carte, on t’ouvrira la barrière d’Enfer. Mais, à ta place…

– Eh bien ! que ferais-tu ?

– Tu as toute la nuit devant toi. À ta place donc, je traverserais tout Paris.

– Et puis ?

– Et je m’en irais sortir par la barrière de la Villette, sur la route d’Allemagne. Est-ce que tu n’as pas un passeport ?

– Si fait. Et il est justement visé pour l’Allemagne.

– Alors, tout est bien.

– Mais tu m’as pris ma valise ?

– Oui. Je te la rendrai.

 Vrai ? fit Bibi.

– Elle est là, dans la cour ; tu n’as qu’à la prendre. Seulement, pas de bruit. N’éveillons pas ces pauvres enfants.

Et Nibelle frappa doucement à la porte. Cette porte avait un guichet ; un des hommes de Nibelle s’approcha.

– Ouvre sans bruit, dit l’homme de police.

Bibi avait déjà sa valise sous le bras.

Benoît et Aurore dormaient toujours.

La porte ouverte, Nibelle sortit le premier et dit :

– Viens.

Mais Bibi se retourna. Un remords venait de s’emparer de lui. Il contemplait Aurore endormie.

Nibelle colla ses lèvres à son oreille :

– Tu ne la sauveras pas en restant, dit-il, et tu te feras raccourcir toi-même.

Ces mots semblèrent décider Bibi, qui franchit à son tour la porte du violon, que Nibelle referma avec les mêmes précautions.

Les municipaux sommeillaient, mais le sergent était bien éveillé, et il regarda Nibelle avec étonnement :

– Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il.

Nibelle répondit :

– Les prisonniers dorment.

– Pas tous, dit le sergent en montrant Bibi.

Nibelle lui rit au nez :

– Est-ce que tu le prends pour un prisonnier ? lui dit-il.

– Certainement ! dit le sergent.

– Imbécile !

– Oui imbécile, répéta Bibi en haussant les épaules, n’as-tu pas vu que j’avais un mot de Robespierre ?

– Oui, mais j’ai vu aussi un ordre d’arrestation.

– Parbleu ! c’était convenu pour arrêter la petite aristocrate, dit Nibelle.

– Ah ! fit le sergent ébahi.

– D’ailleurs, ajouta Nibelle, en vertu de quel ordre as-tu agi, citoyen ?

– En vertu de l’ordre que tu m’as donné.

– Bien. Alors tu n’as pas à te préoccuper. J’ai la responsabilité de ce qui se fait ici.

Et il prit Bibi par le bras et l’entraîna hors du poste sans que le sergent osât s’y opposer.

Bibi, une fois au grand air, respira comme un homme qui sort d’un long évanouissement et revient tout à coup à la vie.

– Maintenant, dit Nibelle, adieu, patron, et bonne chance !

Et il lui tendit la main. Bibi s’éloigna de quelques pas. Fuis, comme Nibelle venait de rentrer dans le poste, il s’arrêta et se mit à contempler le bâtiment de l’octroi.

– Oh ! se dit-il alors, je suis un lâche ! Du moment où je ne pouvais plus la sauver, je devais partager son sort.

Et, pris d’un remords immense, il fut sur le point de revenir sur ses pas, de se présenter au sergent et de lui dire :

– Je suis bien prisonnier… Gardez-moi.

Mais le raisonnement de Nibelle lui bourdonnait encore aux oreilles.

– Tu ne peux plus la sauver, et tu te perds sans profits, avait dit son lieutenant.

Bibi s’assit sur une borne et retomba dans une rêverie profonde. Il passa alors dans son esprit comme un mirage qui lui représentait toute sa vie passée ; cette vie honteuse et criminelle, si longtemps abritée derrière un masque d’hypocrisie. Il revit toutes les victimes, tous les malheureux qu’il avait depuis vingt ans envoyés à la torture ou à l’échafaud, depuis cette belle boulangère qui l’aimait tendrement et dont il avait payé l’amour par une infâme trahison. Et Bibi s’aperçut alors que depuis deux jours il avait entrepris de sauver Aurore, moins encore par dévouement à la jeune fille que pour obéir au désir secret de racheter ses fautes passées par une belle action.

Et la première fois que cet homme voulait faire du bien, il échouait, lui qui avait toujours réussi dans le mal.

Tout à coup, un nom et un souvenir traversèrent son esprit affolé.

Un nom, Dagobert !

Un souvenir, les paroles du jeune chirurgien qui avait demandé quinze jours pour rendre la raison au malheureux capitaine.

Et Bibi en revint à son premier plan, à sa première espérance :

Dagobert pouvait sauver Aurore et demander sa grâce à la Convention.

Mais, pour cela, il fallait que le capitaine ne fût pas fou ; il fallait qu’il fût guéri avant quinze jours.

Comment ? par quel moyen ?

Bibi ne le savait pas.

Mais le calme revenait peu à peu dans sa tête troublée son cœur battait moins vite, et l’homme de police sentait renaître son énergie. Il se leva et se remit en route.

Seulement, il ne prit point le chemin de la barrière de la Villette, et il entra, au contraire, dans le cœur de Paris.

Et, tout en marchant, il se disait :

– Les masques rouges eussent sauvé Aurore ; c’est moi qui l’ai perdue. Qui sait s’ils ne reviendront pas à la charge ? Ces hommes, auxquels je ne voulais pas croire, sont peut-être plus puissants que Robespierre et tous les membres du Comité de salut public.

À mesure qu’il approchait de la rue Saint-Honoré, car il allait à l’hôtel de Champagne et Picardie, Bibi sentait l’espérance renaître dans son cœur.

D’abord il avait toute la nuit devant lui. Puis, c’était, le lendemain, jour de décadi, et la guillotine se reposait.

Enfin, il faudrait toujours, avant d’exécuter Aurore, en revenir aux formalités nécessitées par la singulière déclaration de Polyte et vérifier si elle était réellement enceinte.

Tout cela devait faire gagner au moins trois jours, et Bibi se disait :

– Rien n’est encore perdu, puisque je suis libre.

Dix heures sonnaient quand il arriva à l’hôtel de Champagne.

On l’avait déjà vu venir demander le capitaine Dagobert, et l’officieux ne fit aucune difficulté pour l’introduire dans la chambre où le pauvre capitaine était couché.

La folie momentanée dont il était atteint était ce qu’on appelle une folie douce.

Il souriait, divaguait, ne résistait ni à sa garde-malade, ni au jeune médecin militaire qui n’avait plus quitté son chevet, et semblait avoir perdu la mémoire du passé.

Il regarda Bibi et ne le reconnut pas.

– Bonjour, général, dit-il.

Le médecin se prit à sourire :

– Il voit des généraux partout, dit-il.

– Citoyen, dit Bibi, je voudrais vous parler en particulier.

– Venez, dit le médecin, en poussant la porte de la deuxième pièce du logement de Dagobert.

Quand ils furent seuls, Bibi reprit :

– L’autre jour, en vous quittant, j’étais si ému, si bouleversé, que je ne vous ai rien dit ; mais il faut que vous sachiez tout.

– Parlez, dit le jeune homme étonné.

– Le capitaine Dagobert, au moment où cette folie étrange s’est emparée de lui, allait être présenté à là Convention, qui devait le féliciter publiquement sur sa belle conduite.

– Je sais cela, citoyen. Mais ce qui est différé n’est pas perdu ; ce n’est que partie remise. Le ministre Carnot a fait prendre de ses nouvelles et j’ai répondu de la guérison du capitaine.

– Oui, vous savez cela, dit Bibi ; mais ce que vous ne savez pas, c’est que le capitaine devait demander à la Convention la grâce de sa fiancée.

Le docteur tressaillit.

– Sa fiancée est condamnée à mort et elle sera guillotinée sous trois jours. Pouvez-vous le guérir d’ici-là ?

– Hélas ! non.

Et Bibi comprit, au geste de désespoir du jeune chirurgien militaire, qu’il parlait avec une conviction absolue.

Cependant, après un moment de silence, le jeune homme releva la tête.

– Il y a de par le monde, dit-il, un homme plus habile que moi, et dont j’ai été le disciple.

– Et… cet homme ?

– Cet homme est un Allemand… le docteur Kastner. Mais où le trouver ? Il est tantôt ici… tantôt là… Aujourd’hui en France… demain en Allemagne…

– Et si on le trouvait, pensez-vous qu’il guérirait instantanément le capitaine ?

– Peut-être… au risque de le tuer…

– Ah !

– Écoutez, poursuivit le jeune homme, il y a deux ans, le docteur Kastner était à la tête d’un hôpital à Coblentz. Un soldat était devenu fou subitement. Le docteur le soumit à un traitement électrique, et le guérit. Ce fut l’affaire d’une heure.

Seulement, quand le soldat, fut revenu à la raison, le docteur, que j’avais assisté en qualité d’élève, me dit :

– J’aurais pu le tuer !

– Eh bien ! monsieur, dit Bibi, il faut essayer le système du docteur, dussiez-vous tuer Dagobert, car il se tuera certainement le jour où, revenu à la raison, il apprendra la mort, de sa fiancée.

Comme Bibi parlait ainsi, on frappa à la porte.

Le médecin courut ouvrir, et Bibi recula stupéfait en voyant apparaître Polyte la tête enveloppée de bandelettes sanglantes.

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