LXXII

D’où venait Polyte ? comment se trouvait-il en cet état ?

Antonia n’était montée dans sa voiture qu’après avoir vu Polyte passer par-dessus la margelle du puits.

Et elle était partie en se disant :

– En voilà un qui ne me gênera plus.

Antonia se trompait. Polyte avait la vie dure, comme on va le voir.

Dans la chute que fait un corps, la tête entraîne toujours le reste et arrive la première.

Polyte alla donc heurter du crâne le fond cimenté du bassin. Le choc fut si violent, qu’il s’ouvrit le front en deux endroits. Mais à quelque chose malheur est bon, et la douleur fut si vive qu’elle triompha de la léthargie dans laquelle Polyte était plongé.

Il revint à lui, saisi à la fois par le froid de l’eau et lanciné par la souffrance subite qui résultait de sa chute.

L’instinct de la vie l’emporta sur l’épouvantable douleur qu’il éprouvait, et il se mit à se débattre courageusement dans l’eau, n’étant pas bien sûr encore qu’il n’était pas livré à quelque rêve horrible.

Le jardinier et le cocher s’étaient trompés en donnant à Antonia comme considérable le volume d’eau, renfermé dans le puisard.

S’étant mis sur ses pieds, Polyte se trouva avoir la tête hors de l’eau. Le sang inondait son visage et lui obscurcissait la vue. Cependant, en levant la tête, il voyait le ciel au-dessus de lui. Un autre se fût mis à hurler et à demander secours. Polyte ne poussa pas un cri.

Le véritable enfant de Paris a, chose étrange, un peu de l’instinct sauvage et prudent de l’homme primitif.

On retrouve, en cherchant bien, dans le faubourg du Temple et dans le quartier Mouffetard, certaines qualités du Peau-Rouge et de l’Ioway.

Polyte ne chercha pas à s’expliquer comment et pourquoi il était dans ce puits.

Il y était, cela était suffisant pour que cette réflexion se présentât à son esprit :

– On m’a jeté là-dedans pour m’y noyer, si j’appelle, au lieu de venir à mon aide, on m’achèvera.

Comme il avait la tête hors de l’eau, il pouvait marcher. Le puisard avait une dizaine de pieds de diamètre, et une de ses parois offrait une anfractuosité à fleur d’eau.

Cette anfractuosité n’était pas autre chose que l’ouverture d’un égout communiquant avec les fossés qui entouraient le petit parc, et qui, après les grandes pluies d’automne déversaient ainsi leur trop plein dans le puisard.

Polyte souffrait horriblement et le sang continuait à l’inonder. On eût pu croire, – et il le crut peut-être, – qu’il avait la tête fendue. Mais l’instinct de la conservation le dominait, et il se dirigea vers ce trou béant qu’il apercevait.

L’égout était à sec.

Polyte s’y blottit et, cessant d’être en contact avec l’eau glacée, il éprouva un soulagement qui lui permit de rassembler un peu ses idées et se rendre à peu près compte de sa situation ; car d’abord il n’avait compris qu’une chose, c’est qu’il était en danger de mort.

Le souvenir lui revint.

Il se rappela que la citoyenne Antonia s’était endormie pendant qu’il achevait, lui Polyte, les restes de son déjeuner. Il se souvint encore qu’avant qu’il eut la fatale pensée de boire et de manger, il avait entendu la citoyenne Antonia parler longuement en langue allemande à sa camérière. Et avec son intelligence de Parisien, Polyte avait deviné ce qui s’était passé.

On lui avait fait prendre un narcotique et, une fois endormi, on avait cru se débarrasser de lui en le jetant dans le puisard.

Et soudain Polyte se dit :

J’ai été joué ; j’ai manqué à mon devoir de gardien. La citoyenne Antonia, délivrée de moi, a sans doute couru à Paris. Tout était sauvé ce matin, tout est perdu peut-être maintenant. Et l’angoisse de Polyte était si grande qu’elle dominait ses souffrances.

Alors il se mit à ramper dans l’égout, et à mesure qu’il avançait et s’éloignait, du puisard, il sentait comme un vent humide lui fouetter le visage. Puis, enfin, il vit un point lumineux. C’était l’autre bout de l’égout s’ouvrant sans doute en plein air.

Polyte avançait de plus en plus difficilement, car l’égout, rempli de vase, allait se rétrécissant.

Cependant, il arriva ainsi jusqu’au fossé. Mais là, ô déception ! il trouva une grille. La grille était scellée dans une ouverture en pierre et solidement cimentée.

Polyte n’avait plus son couteau, qui était resté dans la chambre d’Antonia, et il eût usé ses ongles sur la pierre et le fer sans entamer ni l’un ni l’autre. Il reprit donc le chemin qu’il avait suivi et revint au bord du puisard.

Mais là toute évasion paraissait impossible, au moins en plein jour. Il aurait fallu escalader le mur circulaire, ce qui était presque impossible, sans compter qu’en parvenant à la margelle, Polyte, qui était sans armes et dans un état de faiblesse extrême, eût été assommé par les gens d’Antonia.

L’instinct de la conservation l’avait dominé tout à l’heure assez fort pour l’empêcher de se noyer.

Maintenant le souvenir d’Aurore, dont la vie était peut-être remise en péril, lui donna du courage et le rendit ingénieux. Il commença par se faire un emplâtre avec la boue de l’égout, et arrêta ainsi le sang qui coulait de son front ; puis il remarqua, avec ce demi-jour répandu dans le puisard, que les pierres qui formaient la voûte de l’égout avaient été dépouillées du ciment qui les tenait l’une à l’autre, par le contact presque perpétuel de l’eau. Alors il se mit à en secouer une, peu à peu l’ébranla, et finit par l’arracher à son alvéole.

Cette pierre était grosse, de forme oblongue, semblable à ces énormes silex qu’on trouve au fond des rivières et qui ont la dureté du fer.

– Je cherchais un outil, pensa Polyte, en voilà un.

Et il se mit à pousser la pierre devant lui et retourna en rampant vers la grille qui séparait l’égout du fossé.

Alors commença pour lui un travail que son extrême faiblesse rendait presque surhumain.

Pendant deux heures, Polyte battit en brèche cette grille encastrée dans la pierre. La grille résistait mais la pierre de taille, qui était molle, se détachait par lambeaux, et enfin un des coins de la grille se trouva descellé.

Polyte, épuisé, suspendit son travail pour reprendre un peu de force. Puis il se remit à l’œuvre. Au bout d’une heure, la grille se détacha.

Polyte était libre.

Quand il fut dans le fossé, il se dressa avec précaution et regarda autour de lui.

La maison d’Antonia s’élevait à une certaine distance.

Le fossé était garni d’une haie du côté du jardin, et au bout du fossé on apercevait un sentier qui se perdait dans les champs.

Polyte reconnut ce sentier. C’était celui qu’il avait suivi la veille avec Bibi et Benoît le bossu.

Et Polyte suivit le fossé, gagna le sentier et se sauva à toutes jambes.

Le soleil déclinait à l’horizon, la campagne était déserte, et il faisait froid.

Cependant, si épuisé qu’il fût, Polyte courait toujours.

Il ne s’arrêta que lorsqu’il eut trouvé la grande route d’Antony à Paris, celle-là même au bord de laquelle s’élevait le cabaret de Coclès, aujourd’hui abandonné par ses propriétaires.

La maisonnette se dressait à deux cents pas devant lui, et Polyte se disait :

– Quoique Coclès m’ait joué un mauvais tour, je n’ai plus rien à craindre de lui, maintenant que je suis dévoué à Mlle Aurore. Il me mettra dans sa tapissière et il me conduira à Paris.

Polyte se trompait doublement.

D’abord Coclès et sa femme avaient abandonné cette maison. Ensuite Polyte avait trop présumé de ses forces.

Il fit quelques pas encore, puis ses jambes fléchirent, un bourdonnement se fit à ses oreilles, les pulsations de son cœur s’arrêtèrent et il tomba sans connaissance auprès d’un tas de pierres. Combien d’heures dura son évanouissement ? Polyte ne le sut pas au juste. Mais quand il revint à lui, la nuit avait succédé au jour, et il vit une lanterne à deux pas de distance qu’il reconnut pour être celle d’une voiture.

Deux hommes étaient penchés sur lui, tandis que la voiture était arrêtée en travers du chemin. Ces deux hommes qui lui donnaient des soins parlaient une langue que Polyte reconnut pour être le baragouin hérissé de consonnes dont se servait Antonia avec sa camérière. L’un paraissait le maître, l’autre le valet.

Ce dernier, assis sur le tas de pierres, tenait ouverte sur ses genoux une de ces boîtes de chirurgien qui renferment des instruments et tous les objets nécessaires à un premier pansement.

Polyte s’aperçut alors que l’autre venait de laver sa plaie et d’appliquer dessus un premier appareil. Et comme il soupirait et regardait avec étonnement ses bienfaiteurs inconnus celui qui venait de le panser lui dit en français, mais avec un fort accent allemand :

– Souffres-tu beaucoup, mon ami ?

– Non, monsieur, répondit Polyte.

– Nous avons failli t’écraser en passant, continua cet homme.

Et il conta à Polyte qu’ils l’avaient trouvé étendu en travers de la route.

– Où vas-tu ? dit-il ensuite.

– J’allais à Paris quand les forces m’ont manqué.

– Comment t’es-tu blessé ?

– Je suis tombé dans une ornière pleine d’eau. L’Allemand n’en demanda pas davantage.

– Puisque tu vas à Paris, dit-il, monte dans ma voiture.

Polyte souffrait toujours, mais les forces lui revenaient en même temps que le souvenir d’Aurore.

L’homme qui venait de le panser était un vieillard encore vert. Il avait le front jeune sous ses cheveux blancs, et son regard brillait d’une énergique bonté.

Il aida son domestique à mettre le jeune homme dans la voiture et y monta auprès de lui.

Puis le domestique prit les rênes et la voiture repartit. Le baume appliqué sur sa blessure endormait la douleur.

Polyte redevint maître de lui ; et il arrangeait dans sa tête un petit roman à raconter à son sauveur pour le cas où celui-ci l’interrogerait. Mais le médecin allemand ne le questionna point et ne parut même pas s’occuper de lui.

Une heure après la voiture entrait dans Paris par la barrière d’Enfer. On demanda son nom à l’Allemand.

Il se borna à montrer une carte sur laquelle étaient écrits ces mots :

« Chirurgien en chef de l’armée du Rhin. »

Les municipaux ne firent aucune attention à Polyte, et la voiture passa. Arrivé au bas de la rue d’Enfer, le médecin allemand dit à Polyte :

– Sais-tu seulement où aller loger ?

– Oui, citoyen.

Il lui mit une pièce d’or dans la main et ajouta :

– Tu viendras me voir demain matin, je te panserai, et dans trois jours tu seras guéri. Voici ma carte.

Sur ces mots, il ouvrit la portière :

– À demain, répéta-t-il.

Polyte descendit et se trouva sur le pavé de Paris, tandis que la voiture s’éloignait et se perdait dans le dédale de ruelles qui avoisinaient la place Maubert.

– J’ai tout de même une fière chance ! se dit le gamin. Seulement, où trouver Bibi ?

En outre de la pièce d’or que venait de lui donner le médecin, Polyte avait quelque argent sur lui. Il prit une voiture et se fit conduire rue du Petit-Carreau.

La boutique de la blanchisseuse était fermée. Pourquoi ?

Le débardeur Simon Bargevin était au cabaret et la mère Simon était couchée.

La brave femme s’était mise au lit, après avoir remercié Dieu d’avoir sauvé les deux jeunes filles.

Polyte monta chez Bibi. Mais il eut beau frapper à la porte, on ne lui répondit pas. Alors il redescendit et songea à l’hôtel de Champagne et Picardie.

Comme le capitaine Dagobert s’y trouvait, il n’y avait rien d’impossible à ce que Bibi y eût aussi donné de ses nouvelles. Polyte, on le sait, ne s’était pas trompé. Après le premier mouvement de stupeur, Bibi se mit à l’accabler de questions, auxquelles Polyte répondit fort nettement.

Il conta ses aventures, sa sortie du puisard et son merveilleux sauvetage sur la route.

Au mot de médecin allemand, Bibi tressaillit.

– C’était un Allemand ? dit-il.

– Oui.

– Et un médecin ?

– Pardine !

Bibi regarda le jeune docteur qui se trouvait auprès du capitaine Dagobert.

– Si c’était celui que nous cherchons ? s’écria Bibi.

– Comment est-il ? demanda le docteur.

– Il a les cheveux blancs, dit Polyte.

– Son nom ?

– Ma foi ! il ne me l’a pas dit. Mais il m’a donné une carte pour que j’aille me faire panser demain : la voilà.

Bibi s’empara de la carte et lut :

« Fritz Kastner, médecin en chef des armées. » Et Bibi jeta un cri de joie.

– C’est lui, dit le jeune docteur. Le capitaine Dagobert est sauvé !

– Et Aurore aussi, murmura Bibi.

Au bas de là note, il y avait une adresse :

« Rue Serpente, 17. »

Polyte regardait tour à tour le jeune docteur et Bibi et ne comprenait rien à cette joie subite.

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