Bibi faisait ce calcul :
– Nous allons perdre environ douze heures, mais nous sommes assez riches de temps pour cela, si toutefois la guérison est aussi prompte qu’on le dit.
Tandis qu’il comptait les heures et les jours que la jeune fille avait encore devant elle, quoi qu’il pût arriver, on entendit le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte. Bibi et le jeune chirurgien se regardèrent avant d’ouvrir.
– Avez-vous donné rendez-vous ici à quelqu’un ? demanda ce dernier.
– À personne.
– Ni moi.
On frappa une seconde fois.
– Ouvrez, dit Bibi.
La porte ouverte, le chirurgien et Polyte jetèrent un double cri. Il y avait un homme sur le seuil, et cet homme n’était autre que l’Allemand, le docteur Fritz Kastner.
Il était enveloppé dans une pelisse fourrée qui dissimulait en partie son uniforme de chirurgien militaire.
– Ah ! c’est vous qui êtes ici ? dit-il en reconnaissant, son ancien élève.
– Oui, maître, répondit le jeune homme de plus en plus étonné.
– C’est là le malade ?
Et le vieillard s’approcha du lit de Dagobert, demandant :
– Qu’a-t-il ?
– Un instant de folie instantanée.
– Comment cela lui est-il venu ?
Le chirurgien avait conservé le verre dans lequel il y avait encore quelques gouttes du breuvage que la citoyenne Antonia avait administré à Dagobert.
Il alla prendre le verre et le tendit au docteur.
Celui-ci le prit, s’empara d’une bougie, examina attentivement le liquide qui ressemblait à de l’eau trouble, puis trempa son doigt dedans et le porta à sa langue.
Alors il se prit à sourire :
– Ce n’est pas grave, dit-il.
– Vous le guérirez ? s’écria Bibi.
– Certainement, je le guérirai.
– Et rapidement ?
– Oui.
Le médecin prononça quelques mots en allemand, et son ancien élève descendit, sans doute pour prendre dans la voiture la boîte qui avait servi au pansement de Polyte. Jusqu’alors le docteur Fritz Kastner n’avait vu personne que le malade.
Mais il regarda Bibi et Polyte et reconnut celui-ci.
– Comment ! dit-il, te voilà ici, toi ?
– Oui monsieur, et si vous n’étiez pas venu, j’allais vous chercher.
– Pourquoi faire ?
– Pour guérir le capitaine.
– Tu t’intéresses donc à lui ?
– Oui, monsieur.
Polyte n’eut pas le temps de donner une explication que, du reste, le médecin ne lui demandait pas, car le jeune chirurgien revint avec sa boîte.
Bibi se disait pendant ce temps-là :
– Ces choses-là n’arrivent pas dans la vie réelle, et je ne suis pas bien sûr d’être réveillé. On a besoin d’un médecin, on est prêt à fouiller le monde entier pour le trouver, et avant qu’on se soit mis en campagne, il vous tombe des nues.
– Citoyen, lui dit-il, vous paraissez également vous intéresser au malade.
– Oh ! certes oui, monsieur, dit Bibi.
– Êtes-vous son parent ?
– Non, mais c’est tout comme.
– Je vous fais cette question, parce que mon devoir m’oblige à vous dire que le remède que je vais employer n’est pas sans danger.
Bibi fit signe qu’il fallait passer outre.
– On peut guérir le malade sans péril aucun, en exerçant un traitement que le docteur connaît…
Et l’Allemand désignait, du regard son ancien élève.
– Mais, poursuivit-il ce traitement durera plusieurs jours.
– Et nous n’avons pas le temps d’attendre, dit Bibi.
Le médecin le regarda :
– Alors, dit-il, je vois que vous êtes dans la confidence.
– Hein ? fit Bibi.
– Je reviens d’un long voyage, poursuivit l’Allemand. En arrivant chez moi, j’ai trouvé deux hommes que je ne connais pas. Ils m’ont remis trois rouleaux d’or et m’ont dit : « Allez sur-le-champ rue Saint-Honoré, à l’hôtel de Champagne, demandez à voir le capitaine Dagobert. Il est fou et il faut lui rendre la raison, non pas dans huit jours, mais dans vingt-quatre heures. »
– Ah ! ils vous ont dit cela ? fit Bibi.
– Je leur ai dit que j’avais employé plusieurs fois un système qui m’avait réussi, mais qu’il n’était pas dit que je réussirais sûrement.
– Essayez ! m’ont-ils dit encore.
– Et si je le tue ?
– Il mourra sûrement dans huit jours, m’ont-ils répondu. Et ils sont partis.
– Sans vous dire autre chose ?
– Absolument rien.
– Eh bien ! monsieur, dit Bibi, ce qu’ils vous ont dit, je vous le répète.
– Vous voulez que j’essaye ?
– Il le faut.
– C’est bien, dit l’Allemand.
Et il se tourna vers son ancien élève et lui parla de nouveau en allemand. Puis il choisit parmi les différents flacons que contenait sa pharmacie portative, une fiole qui contenait une liqueur à peu près semblable à celle employée le matin même par Antonia.
Dagobert, après avoir regardé l’Allemand avec curiosité, était retombé dans son indifférence somnolente.
Sur un signe du maître, le jeune chirurgien apporta une cuillère à bouche, et le premier y versa quelques gouttes du contenu de la fiole. Le caractère dominant de la folie de Dagobert était une grande docilité. L’Allemand lui approcha la cuillère des lèvres.
– Buvez, dit-il.
Dagobert ouvrit la bouche et la tisane mystérieuse y disparut. Soudain le malade poussa un cri terrible, se dressa sur son lit, comme s’il eût été mis en mouvement par un ressort invisible, promena un œil hagard autour de lui, ramena ses deux mains crispées sur sa poitrine, qui paraissait être en feu, et retomba lourdement sur son lit, où il garda aussitôt l’immobilité de la mort. Bibi et Polyte étaient pâles et avaient le front baigné de sueur. L’Allemand et le jeune chirurgien se regardaient sans mot dire.
Évidemment il se passait, en ce moment, quelque, chose de solennel et de terrible : la vie d’un homme était l’enjeu.
Dagobert n’était plus qu’un cadavre, en apparence du moins. Était-il mort ou en léthargie ? C’était là ce que nul n’aurait pu le dire. L’Allemand se mit à genoux auprès du lit, et appuya son oreille sur la poitrine mise à nu.
– Le cœur ne bat plus, dit-il.
– Alors, s’écria Bibi, qui eut un moment de désespoir, il est mort ?
– Non, répondit l’Allemand, ou du moins nous n’en aurons la preuve que dans une heure.
Et il s’assit avec le calme impitoyable de l’homme de science qui voit chaque jour la mort face à face.
Bibi et Polyte n’avaient pas une goutte de sang dans les veines. Une heure s’écoula, heure d’angoisse et de mortelle anxiété. L’Allemand prit alors sa lancette et saigna Dagobert au bras. À peine la veine eut-elle été piquée qu’un sang rose et vif jaillit. Le visage impassible du docteur parut s’animer. Et tandis que le jeune chirurgien recueillait le sang dans une aiguière, le maître appuya de nouveau son oreille sur la poitrine de Dagobert.
– J’entends les battements du cœur, dit-il.
– Et il est sauvé ? demanda Bibi.
– Il est guéri.
En effet, peu après, Dagobert ouvrit les yeux :
– Où suis-je donc ? murmura-t-il.
Puis il reconnut Bibi :
– Ah ! c’est vous, fit-il.
– C’est moi, capitaine, répondit Bibi en s’approchant.
Soudain, un nom jaillit des lèvres de Dagobert :
– Aurore !
– Vivante, dit Bibi.
– Et libre ?
– Elle le sera demain, car on vous accordera sa grâce.
– Ô mon Dieu ! dit Dagobert qui retomba épuisé sur son lit.
Le docteur allemand dit alors :
– Il faut le laisser dormir. Demain matin, il pourra se lever. Sortez, sortez tous !…
Et il s’installa au chevet du capitaine.
Bibi entraîna Polyte au dehors.
– Allons-nous-en, dit-il, nous reviendrons après-demain.
– Mais que s’est-il donc passé ? demanda alors Polyte. Elle était libre ce matin…
– Et maintenant elle est en prison, soupira Bibi. Antonia est plus forte que nous…
Et comme ils s’en allaient par les rues, plutôt pour tuer le temps qu’avec un but déterminé, car bien que Dagobert fût revenu à la vie, bien qu’il eût prononcé le nom d’Aurore, ils n’osaient croire encore au salut de la jeune fille d’une manière absolue, – comme ils s’en allaient, disons-nous, un homme qui les avait pendant un moment, suivis à distance, les aborda tout à coup et frappa sur l’épaule de Bibi. Bibi se retourna.
Le masque rouge, l’homme de la cour Saint-Jacques, celui-là même qui lui avait dit adieu à la barrière d’Italie, se montrait devant lui.
– Vous ! fit Bibi, en reculant d’un pas.
– Cela vous étonne ?
– Vous deviez me croire parti ?
– Je sais que vous avez été arrêté, et Aurore aussi.
– Comment l’avez-vous su ?
– J’avais mission de ne quitter les environs de la barrière que lorsque le fiacre dans lequel vous étiez monté aurait franchi les portes, ce qui fait que j’ai assisté à votre arrestation.
– Et vous savez comment je suis sorti ?
– Oui.
– Et ce que j’ai fait ?
Le masque rouge se prit à sourire.
– Il est écrit dans votre destinée, mon cher monsieur Bibi, dit-il, que vous arriverez toujours trop tard.
– Plaît-il ?
– C’est nous qui avons envoyé le docteur allemand.
– Ah !
– Et c’est nous qui sauverons Mlle Aurore des Mazures.
Bibi eut un accès d’humeur.
– Oui, dit-il, vous la sauverez parce que le capitaine demandera sa grâce.
– Et s’il ne l’obtient pas, nous la sauverons tout de même.
– Vrai ?
Et cette fois Bibi oublia son orgueil froissé, et eut un véritable accès de joie.
– Cher monsieur Bibi, répliqua le masque rouge toujours railleur, persuadez-vous bien de ceci, c’est que, jusqu’à présent, la guillotine ne nous a point battus.
– Oh ! fit Bibi d’un air de doute.
– Quand on a payé la prime à notre association on peut être tranquille.
– Alors, dit l’homme de police, pourquoi donc avez-vous besoin du capitaine Dagobert ?
– Parce qu’il devient l’instrument le plus commode que nous ayons sous la main. Mais si cet instrument nous faisait défaut…
– Eh bien ?
– Nous en trouverions un autre.
– Pardon, dit Bibi, vous ne m’avez pas abordé sans doute pour me souhaiter simplement le bonsoir.
– Assurément non.
– Par conséquent, je puis bien vous faire quelques questions ?
– Parlez.
– Carnot sait-il que Dagobert est fou ?
– Oui.
– Pensez-vous qu’il voudra croire à son retour instantané à la raison ?
– Nous avons des amis auprès de Carnot, et toutes nos précautions seront prises dès demain matin.
– Pour que Dagobert soit présenté à la Convention ?
– Dès le lendemain de décadi, c’est-à-dire après-demain.
Bibi ne put se défendre d’un certain sentiment d’admiration.
– Quels hommes vous faites ! dit-il.
– Nous tenons scrupuleusement nos engagements, répondit le masque rouge, et nous sauvons nos associés.
Il parlait avec un calme qui achevait de faire renaître la confiance au cœur de Bibi.
– Nous donnons même au besoin un bon conseil, ajouta le masque rouge.
– À qui ?
– Aux gens qui nous intéressent indirectement, comme vous.
– En vérité !
– Et c’est pour vous donner ce bon conseil, cher monsieur Bibi, poursuivit le masque rouge, que je vous ai suivi.
Bibi le regarda.
– L’agent de police Nibelle ne vous a-t-il pas dit, en vous rendant la liberté, que vous aviez toute la nuit devant vous pour quitter Paris sans être inquiété ?
– Vous savez aussi cela ?
– Nous savons tout. Eh bien ! profitez du conseil de Nibelle.
– Jamais ! dit Bibi.
– Comment, vous voulez rester à Paris ?
– Oui.
– Braver la colère de Robespierre ?
Bibi eut un geste de résignation.
– Prenez garde ! vous serez guillotiné…
– Oh ! dit Bibi, aussitôt Aurore libre, je file…
– Et si l’on vous prend d’ici là ?
– On ne me prendra pas.
– Qu’en savez-vous ?
Bibi avait toujours, sous son bras sa valise, que Nibelle lui avait rendue.
– Tenez, dit-il en frappant dessus, j’ai bien assez d’argent là-dedans pour assurer ma tête à votre association.
– Ah ! ah !
– Mais je ne le ferai pas. J’avais peur de l’échafaud ce matin, mais à présent je m’en moque, car j’ai affaire à Paris.
– Et que voulez-vous y faire ?
– J’ai une revanche à prendre avec Antonia. Merci du conseil que vous me donnez, mais ne vous préoccupez pas de moi. Je n’ai pas été vingt ans l’homme le plus important de la police de Paris pour me laisser prendre comme un naïf.
– Où allez-vous donc de ce pas ?
– En un endroit où Polyte m’apportera toutes les heures des nouvelles de Dagobert.
… Bibi salua le masque rouge, et Polyte et lui s’éloignèrent.