LXXIV

Qu’était devenue Aurore pendant ce temps ? Elle dormait et Benoît aussi, quand Nibelle avait fait sortir sans bruit son ancien patron du poste de police. Elle dormit longtemps et Benoît aussi. Chez ce dernier, le sommeil s’expliquait par la nuit blanche qu’il avait passée la veille et les angoisses dont les derniers jours avaient été pleins pour lui. Quant à Aurore, elle avait senti se détendre en elle ce ressort de la volonté qui l’avait soutenue depuis sa miraculeuse évasion de l’Abbaye, et, l’âme vaincue, le corps s’était laissé aller à une lassitude sans limites.

Un grand bruit les réveilla tous deux en sursaut.

Les municipaux ouvraient la porte du violon et y pénétraient en tumulte, ayant à leur tête le sergent, qui disait :

– Voilà du gibier frais pour le rasoir national.

Aurore et Benoît ouvrirent les yeux, et aperçurent derrière le sergent et les municipaux deux hommes qu’ils avaient déjà vus.

L’un était ce terrible greffier qui, un moment, à la suite de l’évasion d’Aurore, avait tremblé pour sa place.

L’autre, ce guichetier à l’air farouche et mystérieux, qui avait été le complice tacite de cette même évasion.

Par la porte entr’ouverte, on apercevait une de ces voitures à train jaune qui servent au transport des prisonniers.

Benoît regarda sa jeune maîtresse avec épouvante.

Aurore s’était levée.

Debout, la tête haute, un fier sourire aux lèvres, elle dit au bossu :

– Ne crains rien pour toi, mon ami. Ce n’est pas à ta tête qu’on en veut.

– Oh ! mademoiselle, répondit Benoît, pris d’un sombre enthousiasme, puisque nous n’avons pu vous sauver au moins me laissera-t-on mourir avec vous.

Le greffier ricanait.

– Ah ! te voilà donc, citoyenne ? disait-il. Sais-tu que j’ai failli perdre ma place et la confiance dont m’honorait le citoyen Robespierre ? Et par ta faute, citoyenne. Ah ! ah ! ah !

Mais sois tranquille, tu ne nous échapperas pas, et quand je devrais monter avec toi sur le théâtre du citoyen Brutus et n’en descendre qu’après que tu auras éternué dans le son, je te jure bien…

– Monsieur, dit froidement Aurore, je ne connais pas le citoyen Robespierre, je ne l’ai même jamais vu, mais je doute qu’il vous ait autorisé à m’insulter.

– Chienne d’aristocrate, va ! dit le greffier.

Puis se tournant vers les municipaux :

– Empoignez-moi ce joli morceau de guillotine, dit-il, et en route !

Mais Aurore eut un geste d’indignation et de fierté qui fit reculer les soldats citoyens. Et elle passa fièrement au milieu d’eux et monta dans la voiture des prisons. Benoît la suivait. Le guichetier à l’air farouche se plaça auprès d’elle, et le greffier monta à côté du cocher.

Une heure après, Aurore était réintégrée à l’Abbaye, mais non plus dans le cachot qui portait le numéro II.

On l’enferma dans un cachot humide et sombre, où il n’y avait pour tout lit qu’un monceau de paille fétide.

– Tu ne mangeras que du pain et tu ne boiras que de l’eau, avait dit le greffier.

À partir de ce moment, Aurore n’espéra plus qu’une chose, la délivrance de l’échafaud.

Qu’était devenu Benoît, dont on l’avait séparée ?

Elle ne le savait pas ; mais elle avait le ferme espoir que le pauvre enfant du peuple aurait été, comme la première fois, mis en liberté.

La journée s’écoula tout entière.

Aurore n’entendait aucun bruit ; elle n’avait vu personne et elle se demandait si on n’allait pas changer la nature de son supplice et la laisser mourir de faim, au lieu de la renvoyer à l’échafaud. Enfin, vers le soir, la porte du cachot s’ouvrit, et le guichetier farouche parut.

Il avait à la main un panier de provisions, et, adoucissant son dur visage, il dit à la jeune, fille avec un sourire et d’une voix émue :

– On m’avait commandé de ne vous apporter que du pain et de l’eau, mais le greffier est couché à cette heure, et je me moque de lui.

Et il étala devant la jeune fille un morceau de viande froide, des fruits et du vin.

– C’est le reste de notre souper à ma femme et à moi, ajouta-t-il.

Aurore le regarda et lui dit :

– Vous êtes bien bon pour moi, mon ami.

Puis elle se souvint que Nibelle et les agents qui l’avaient arrêtée avaient négligé de la fouiller et qu’on lui avait laissé une ceinture pleine d’or.

– Tournez-vous un moment, mon ami, dit-elle encore.

Et comme le guichetier obéissait, elle dégrafa sa robe, détacha sa ceinture, puis elle la lui tendit :

– Si vous avez un enfant, dit-elle, ce sera sa dot. Prenez.

Mais le guichetier refusa.

– Non, dit-il, vous en aurez besoin peut-être un jour.

– Oh ! non, répondit Aurore. On n’a pas besoin d’argent pour mourir.

– Qui sait ?

Et il eut un sourire mystérieux.

– Je ne veux pas que le bourreau soit mon héritier, dit-elle en souriant. Prenez, mon ami.

– Mais, mademoiselle, dit le guichetier, qui vous dit que vous mourrez ?

Aurore tressaillit. Cet homme l’avait sauvée une fois déjà, ou plutôt il avait aidé à la sauver.

Et alors, à ce souvenir, Aurore eut un vague espoir. À vingt-trois ans, on ne se résigne jamais complètement à mourir.

– Que voulez-vous dire ? fit-elle.

– L’échafaud est souvent plus loin qu’on ne pense, répondit-il.

– Oh ! cette fois, je ne puis pas m’évader d’ici.

– Hélas ! non. Mais…

– Eh bien ? fit-elle.

– Mademoiselle, dit le guichetier en baissant la voix, comme s’il eût craint que ces murs épais et sombres eussent des oreilles, mademoiselle, je joue ma tête en vous parlant ainsi, mais je la joue avec bonheur, car jamais prisonnière ne m’inspira autant d’intérêt que j’en ressens pour vous.

Aurore le regardait l’œil humide.

Le guichetier reprit :

– Ce sont les masques rouges qui vous ont sauvée une première fois.

– Je le sais.

– Les masques rouges vous sauveront encore.

– Oh !

– Ils n’ont jamais laissé tomber une tête dont ils avaient répondu.

– Mais comment me sauveront-ils ?

– Voilà ce que je ne sais pas, répondit naïvement le guichetier ; mais j’ai la ferme conviction qu’ils vous sauveront.

Et il s’en alla.

Aurore dormit peu cette nuit-là, et d’un sommeil troublé par des rêves étranges au milieu desquels les masques rouges, son cousin Lucien et Jeanne, sa sœur, et Bibi, et Benoît jouaient tour à tour un rôle.

Au matin le guichetier reparut.

Il était plus sombre que la veille.

– Mademoiselle, dit-il, vous avez des ennemis acharnés.

– Oh ! je le sais, dit Aurore.

– Et ils vont vite en besogne.

– Ah !

– Dans une heure, un médecin viendra vous voir.

– Je devine, répondit Aurore, et demain j’irai à l’échafaud.

Le guichetier baissa la tête.

– Oh ! murmura-t-il, j’aurais pourtant bien cru que les masques rouges…

– Les masques rouges ne peuvent plus rien pour moi, dit-elle avec mélancolie.

Et elle voulait faire prendre au guichetier cette ceinture pleine d’or qu’elle avait cachée dans la paille qui lui servait de lit. Mais il la repoussa encore :

– Qui sait ? dit-il.

Aurore secoua la tête.

– Eh bien ! mademoiselle, dit le guichetier, laissez-la où vous l’avez mise. Si vous ne sortez d’ici que pour aller à l’échafaud je la prendrai, et son contenu servira à vous faire dire des messes.

– Soit, dit Aurore.

Puis elle songea à Benoît, et questionna le guichetier.

– Rassurez-vous sur son compte, répliqua-t-il.

– Il est libre ?

– Oui, mais il ne voulait pas s’en aller.

– Pauvre garçon !

– Il a passé la nuit dans la rue, à la porte de la prison, et il dit que si on ne le guillotine pas avec vous, il se laissera mourir de faim.

Aurore sentit ses yeux s’emplir de larmes.

– Pauvre Benoît ! murmura-t-elle.

* *

*

Ainsi que l’avait annoncé le guichetier, une heure après, un médecin pénétra dans le cachot d’Aurore.

C’était un homme d’un âge mûr, et qui peut-être n’avait pas endossé la carmagnole de bon cœur.

Mais il tenait à sa tête tout comme un autre.

– Citoyenne, dit-il, vous, devez savoir ce qui m’amène ?

– Oui, monsieur.

– Je désire concilier mon devoir et les égards que je dois à une femme.

Aurore fit un signe de tête qui était un remerciement.

– La démarche que je fais, poursuivit le médecin, est une pure formalité.

– Ah !

– Êtes-vous enceinte, oui ou non ?

– Monsieur, une pareille supposition est un outrage de plus ! dit Aurore avec dignité.

– Bien, je vous crois, et je rédigerai mon procès-verbal en ce sens. Seulement…

– Eh bien ? demanda Aurore avec inquiétude.

– Je ne dois pas vous dissimuler la vérité.

– Oh ! je la sais, dit Aurore, on m’enverra à l’échafaud demain.

Le médecin baissa la tête.

– La mort ne déshonore pas, monsieur, dit Aurore avec dignité.

Le médecin partit et Aurore se mit à genoux et pria.

La journée s’écoula, le bon guichetier revint encore. Comme la veille, il apportait un panier de provisions, mais il était plus sombre et plus désolé encore. Lui aussi commençait à perdre l’espoir.

– Oh ! dit-il, tandis qu’une larme roulait dans ses yeux, les masques rouges m’ont bien trompé !

– Ils ont fait ce qu’ils ont pu, dit Aurore, et vous pouvez prendre la ceinture, mon ami.

Mais comme elle disait cela, un bruit lointain se fit entendre dans les corridors.

Un bruit auquel le guichetier ne s’attendait pas, sans doute, car il se précipita au dehors avec une sorte d’épouvante. On entendait retentir des pas lourds et mesurés, et les dalles sonner sous les crosses de fusils.

– Mon Dieu ! s’écria le guichetier, je suis perdu.

Et il rentra dans le cachot et couvrit Aurore de son corps.

– Mais qu’est-ce donc ? dit la jeune fille.

– Le greffier… les soldats… ils ont des torches… ils viennent vous chercher… Ah ! mais on guillotine donc la nuit, maintenant ?

Et le pauvre homme était si ému qu’en ce moment il ne songeait plus à lui, et ne pensait pas qu’il jouait sa tête. Les soldats et le greffier marchant à leur tête entrèrent dans le cachot.

Le guichetier voulait fuir, mais il demeura stupéfait et cloué au sol, en voyant la figure du greffier. Ordinairement cet homme, essentiellement méchant, avait un sourire railleur et cruel sur les lèvres, quand il venait chercher ses victimes pour les conduire à la mort. Il avait, au contraire, maintenant, le visage bouleversé, l’œil terne, la lèvre pendante. On eût dit un bouledogue qui aurait été rossé par un roquet vulgaire. Il entra dans le cachot, et son trouble était tel qu’il ne vit pas le guichetier devenu tout tremblant.

– Citoyenne des Mazures ! dit-il.

– Me voilà, monsieur, répondit Aurore.

– Venez ! dit le greffier.

Et il eut la courtoisie de s’effacer pour la laisser sortir-la première. Les soldats avaient fait la haie dans le corridor. Aurore fit quelques pas hors du cachot. Le greffier, se plaça à côté d’elle et lui dit à mi-voix :

– Pardonnez-moi, citoyenne, les quelques paroles un peu vives qui me sont échappées hier.

– Oh ! monsieur, dit Aurore avec indifférence, les gens qui vont mourir n’ont pas de rancune ; je vous pardonne bien volontiers.

Et elle continua à marcher la tête haute, comme les chrétiens des premiers âges marchaient quand ils allaient au supplice. Mais à mesure qu’elle avançait, un sourd murmure parvenait à ses oreilles. On eût dit que toute la prison était en rumeur. Alors Aurore se souvint de cette foule hurlante qui suivait la charrette des condamnés et l’accompagnait de ses cris et de ses vociférations.

Et elle pâlit légèrement.

Il en est des insultes de la populace comme de la fange qui souille la robe immaculée de l’hermine et dont le noble animal a horreur.

Mais une pensée consolante lui vint :

– Dans une heure tout sera fini, se dit-elle.

Et elle ne ralentit point sa marche, elle ne courba pas le front. Elle continua à s’avancer, stoïque, résignée et sans peur !… Elle arriva ainsi dans le greffe. Là elle n’eut plus de doute. C’était bien la foule qui vociférait au dehors. Le greffier s’arrêta.

– Ainsi donc, dit-il, vous me pardonnez, citoyenne ?

Et sa voix tremblait en parlant ainsi.

– Oui, monsieur, répondit Aurore, et de grand cœur.

Elle se retourna et vit le guichetier au visage farouche qui pleurait comme un enfant.

Elle lui fit un signe mystérieux qui voulait dire :

– Adieu… merci… la ceinture pleine d’or est à toi.

– Vous ne vous plaindrez pas de moi, citoyenne ? dit encore le greffier.

– Je n’ai plus affaire qu’à Dieu, maintenant, répondit-elle. Ne craignez rien, monsieur, j’implorerai pour vous sa miséricorde.

Alors le greffier dit :

– Ouvrez les portes !

Et Aurore vit les portes ouvertes, une foule immense qui encombrait la rue et trépignait d’impatience à la lueur de cent torches qui projetaient autour d’elle une sinistre lueur.

Et comme elle s’arrêtait, hésitante, sur le seuil, cherchant des yeux la voiture qui devait la conduire au supplice, elle entendit des battements de mains et des bravos frénétiques.

Et soudain un homme fendit cette foule avec l’impétuosité d’un lion, saisit Aurore défaillante qui poussa un cri de joie et d’angoisse tout à la fois, l’enleva dans ses bras, fut salué d’un nouveau tonnerre d’applaudissements, et l’emporta toute palpitante d’ivresse et de terreur.

Cet homme, c’était le capitaine Dagobert, et la foule en délire criait :

– Vive la République ! vive la nation ! vive le capitaine Dagobert ! vive la belle citoyenne qui va devenir sa femme !…

Ce qui s’était passé, on le devine.

Dagobert avait été conduit par Carnot à la Convention. Après l’avoir félicité, au nom du peuple, de sa belle conduite, le président lui avait dit :

– Citoyen capitaine, quelle, récompense demandes-tu ?

– Citoyens représentants, avait répondu Dagobert, je demande la grâce de ma fiancée, une aristocrate dont je ferai une bonne citoyenne.

Et le peuple qui avait envahi l’Assemblée avait devancé la Convention en criant :

– Grâce ! grâce !

Un seul homme aurait pu protester. C’était le citoyen X… Mais il ne l’osa pas. D’ailleurs, il avait touché par avance le prix de ses infâmes services, et Antonia n’était pas là !…

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