VI

Quelques mots échappés à la citoyenne Coclès ont dû édifier le lecteur sur le civisme du citoyen Coclès, son mari.

C’était la peur qui l’avait rendu bon patriote.

Quand il chantait le « Ça ira », il avait des coliques sourdes, et lorsque ses amis l’entraînaient à la place de la Révolution pour voir les galanteries du citoyen bourreau jonglant avec les têtes d’aristocrates, il en revenait aussi pâle qu’une galette mal cuite.

Cependant au fond, tout au fond du cœur, il avait un penchant pour ceux qu’il avait servis jadis, et quand il était seul avec sa femme, celle-ci parvenait à lui faire momentanément honte de sa couardise.

Les deux jeunes filles dont il avait deviné la naissance l’avaient-elles intéressé fortement ; était-ce simplement pour plaire à sa femme ?

Voilà ce qui est difficile de déterminer. Mais Coclès avait fait le serment. « in petto » de les protéger, et s’il eut un frisson en voyant revenir Polyte, ce frisson ne dura pas et le courage lui revint.

– Ah ! tu n’as pas sommeil ? dit-il à Polyte.

– Non, répondit le voyou.

– Tu veux jaser ?

– Dame !

– Et boirais-tu bien encore un coup ?

– Peuh ! dit Polyte, ce n’est pas la soif qui me tient.

– Comment ! reprit Coclès, tu n’as plus soif ?

– Non.

– T’aurais soif tout de suite, si je disais un mot.

– Hein ? fit Polyte.

– J’ai du cidre doux de Normandie que mon frère m’a envoyé. C’est ça qui vaut mieux que le vin.

Et Coclès fit un signe à sa femme.

– Je vas en chercher une bouteille, dit-elle.

– Comme vous voudrez, fit Polyte avec indifférence.

Mme Coclès souleva la trappe de la cave, alluma sa lanterne et descendit.

Alors Polyte vint s’asseoir en face de Coclès et mit les coudes sur la table.

– Dis donc, citoyen, fit-il, je voudrais te causer sérieusement.

– De quoi donc ? fit Coclès qui parut étonné.

– Des intérêts de la République.

– Vive la République, dit Coclès.

– Oui, certes, reprit Polyte ; mais les paroles ne sont rien…

– Ah !

– Les actions sont tout.

– Que veux-tu dire ?

– Minute ! dit Polyte, je n’aime pas causer avec les femmes.

La citoyenne Coclès revenait, apportant non point une bouteille de cidre, mais deux.

– Femme, lui dit Coclès, il est tard. Faut que tu te lèves matin demain ; va te coucher.

Et il eut un regard significatif que Polyte ne comprit point et qui voulait dire : Sois tranquille, je m’en charge !

– Prends garde de te buter dans l’escalier, ajouta-t-il.

– Ah ! oui, dit Mme Coclès ; mais j’ai fait venir le maçon tantôt et il a replacé la marche qui était en mauvais état.

Polyte ne fit nulle attention à ces mots bizarres échangés entre le mari et la femme. Tout entier à l’idée qui lui travaillait le cerveau, il paraissait attendre avec impatience que la citoyenne Coclès s’en allât.

Celle-ci prit la lanterne, et se dirigeant vers l’escalier :

– Bonsoir, Polyte, dit-elle.

– Bonsoir, citoyenne, répondit-il.

Coclès lui versait à boire en ce moment.

– Bon ! dit alors le voyou, nous voilà seuls et nous allons jaser.

– Jasons, fit Coclès avec indifférence.

– Citoyen, reprit Polyte brusquement et sans préambule, tu trahis la République.

– Moi ! fit Coclès.

Et il prit un air étonné.

– Tu abrites des aristocrates.

– Ah ! par exemple !

– Ne fais donc pas le malin avec moi, poursuivit Polyte. Je t’ai rendu un fier service, tout à l’heure, en empêchant nos camarades d’aller prévenir les gendarmes.

– Mais pour quoi faire ? dit Coclès qui jouait toujours l’étonnement.

– Pour arrêter les petites.

– Les sœurs du bossu ?

Polyte haussa les épaules.

– Le bossu est un domestique, et les petites sont des filles de ci-devant.

– Ah ! je ne savais pas ça, fit Coclès.

Polyte cligna de l’œil.

– Farceur ! dit-il, tu le sais aussi bien que moi. Seulement, tu veux faire plaisir à ta femme.

– Allons donc !

– Et puis les petites te plaisent.

– Quelle bêtise !

– Et à moi aussi, dit froidement Polyte. Une surtout, celle qui a de grands yeux bleus et des cheveux noirs. Et je me suis fait un raisonnement tout à l’heure.

– Lequel ? demanda Coclès.

– Les femmes sont ce qu’on les fait, reprit Polyte.

– Comment cela ?

– Et on peut faire une patriote d’une aristocrate.

Coclès ne sourcillait pas.

– Alors, poursuivit Polyte, je me suis dit : Si demain je laisse faire Scævola et Brutus, ils vont chercher les gendarmes et, dans trois jours, les deux petites sont fauchées.

– Ah ! tu t’es dit cela ? fit Coclès.

– Oui, mais j’ai réfléchi… tu vas voir…

– Voyons ?

– Il y en a une qui me plaît, et j’en veux faire Mme Polyte.

– Vraiment ? fit le cabaretier.

– Tu me donnes un coup de main.

– Comment ?

– Nous montons là-haut.

– Bon !

– Nous entrons dans la chambre où elles sont.

– Fort bien.

– Nous jetons le bossu par la fenêtre.

– Et puis ?

– Et puis, dame ! tu sauveras la petite blonde comme tu l’entendras… moi, je me charge de la brune… elle me plaît…

Et le cynique visage de Polyte rayonna de concupiscence.

– Mais si ce ne sont pas des aristocrates, pourtant, dit Coclès.

– Je te dis que c’en est.

– Prouve-le moi.

– Tu n’as donc pas vu qu’elles avaient des petites mains longues et blanches ?

– Ça ne dit rien, ça.

– Pour moi, ça dit tout. Et puis, aristocrates ou non, la brunette me plaît, et, je te le répète, j’en veux faire Mme Polyte et une bonne patriote.

Coclès paraissait hésiter.

– Tu es un camarade, dit-il enfin, et je ne voudrais pas me fâcher avec toi.

– Je le pense bien, dit Polyte, qui avait deviné depuis longtemps la peur de Coclès et l’exploitait à son profit.

– Mais je voudrais que tu fisses tes affaires toi-même.

– Comment ça ?

– Ce bossu est gros comme deux liards de beurre. Tu n’as pas besoin de moi pour le jeter par la fenêtre.

– Tu ne veux donc pas me donner un coup de main ?

– Non ; mais tu n’as qu’à monter ; je ne me mêlerai de rien, et tu peux faire tout le train que tu voudras, je serai sourd.

– Soit !… Mais ta femme ?

– Ma femme ne dira rien non plus.

Polyte prit un couteau sur la table.

– Voilà pour le bossu, dit-il.

– Eh bien ! va mon gaillard…

Polyte, ivre de cynisme et d’amour, jugea inutile de se munir d’une lumière.

Il se dirigea d’un pas aviné vers l’escalier et en gravit lentement les marches.

Coclès, anxieux, prêtait l’oreille.

Les pas de Polyte retentirent d’abord dans l’escalier, puis sur le plancher de l’étage au-dessus.

Et tout à coup un grand cri, un cri d’épouvante et d’angoisse, suivi d’un bruit sourd, pareil à la chute d’un corps, parvint à l’oreille du cabaretier.

Alors le front assombri de Coclès se dérida.

– Ça y est, murmura-t-il, ma femme avait compris !…

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