XII

La rue du Petit-Carreau était alors ce qu’elle est aujourd’hui, un bout de rue montueux qui prolonge la rue Montorgueil et à deux rangées de maisons mal bâties et mal alignées.

Vers le milieu, à gauche, en venant des Halles, on voyait une boutique de blanchisseuse. Le mot boutique était même prétentieux, tant l’échoppe était petite, étroite, mal éclairée.

À six heures du matin, c’est-à-dire avant le jour, une femme entre deux âges ouvrait la devanture et allumait ensuite un petit fourneau destiné, au chauffage des fers.

Elle se mettait alors à travailler avec ardeur, et ce n’était que lorsque le jour paraissait que son unique ouvrière, une petite fille de quatorze ou quinze ans, descendait de sa soupente et venait lui aider.

À peu près en même temps, le mari de cette femme, qui était ouvrier des ports, se levait, faisait grand bruit et grand tapage, criait une demi-douzaine de fois : « Vive la République ! », entrait chez le marchand de vin d’en face, avalait un verre de petit blanc et descendait vers les halles en jurant la mort de tous les aristocrates.

Cette femme, qu’on appelait la citoyenne Bargevin et qui était blanchisseuse de son état, était la sœur de Mme Coclès, et c’était chez elle que le mari de cette dernière avait amené Jeanne, Aurore et Benoît le bossu.

La blanchisseuse avait son mari qui dormait dans l’arrière-boutique sur un misérable grabat.

– Vive la République ! hurla Simon en ouvrant les yeux.

– Tais-toi, dit Joséphine, et prends garde surtout d’éveiller Zoé ! je m’en méfie !…

Zoé était, le nom de la petite apprentie.

À l’attitude et à l’accent de sa femme, Simon comprit qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire, et il se leva sans plus rien dire.

Il vit Coclès, il vit les deux jeunes filles et le bossu, et fronça le sourcil.

– Tu veux donc nous envoyer à la guillotine ? dit-il à Coclès.

– J’en ai aussi peur que toi, répondit ce dernier, et pourtant tu vois que je n’ai pas hésité.

Coclès avait un certain ascendant sur son beau-frère et il l’eut bientôt calmé.

Pourtant il fit une objection.

– Mais, dit-il, nous n’avons pas des mille et des cents, tu le sais bien ; et il y a des jours où nous ne mangeons que du pain.

– Ces demoiselles ont de l’argent, répondit Coclès.

– Alors, dit tout bas Joséphine, à la grâce de Dieu ! Nous ne mourrons jamais qu’une fois.

* *

*

Quand la petite apprentie se leva, elle vit les deux jeunes filles installées dans la boutique et à l’ouvrage.

Zoé les regarda avec une curiosité mêlée de dépit.

– Ce sont mes nièces dont je vous ai parlé et qui viennent de la campagne, dit Joséphine Bargevin.

La petite apprentie ne souffla mot, mais elle éprouva presque sur-le-champ un sentiment de haine jalouse. Zoé était en femme ce que Polyte était en homme. C’était une enfant de Paris, pâle et chétive, grêlée de la petite vérole, point trop laide, malgré cela, et qui avait l’astuce cauteleuse de ces natures essentiellement parisiennes auxquelles le grand air des champs a toujours manqué.

Joséphine Bargevin l’avait prise à l’âge de six ans, alors qu’elle courait les rues en haillons ; elle l’avait élevée, soignée comme son propre enfant ; elle l’aimait, et pourtant elle se défiait d’elle.

Le soir même, Simon promena Benoît le bossu dans les cabarets de la rue en le donnant pour son neveu, et nul n’en douta.

Les jeunes filles étaient modestement vêtues ; elles travaillaient avec ardeur, et personne ne s’avisa de regarder de trop près à leurs mains blanches et mignonnes.

Personne, pas même Zoé, ne douta un seul instant qu’elles ne fussent bien les nièces de sa patronne.

Mais Zoé, dès les premières heures, leur avait voué une haine violente, haine que les circonstances devaient servir, comme on va voir.

Quarante-huit heures après l’installation d’Aurore et de Jeanne dans sa boutique, la mère Simon Bargevin mit son linge dans son panier et dit à Zoé :

– Tu vas porter cela au n° 17 de la rue du Cadran, chez la citoyenne Vertot.

La citoyenne Vertot était une fruitière.

Sa boutique était le rendez-vous de toutes les commères du quartier, et on y parlait politique du matin au soir.

Or, quand Zoé arriva, son panier au bras, une portière qui venait faire sa provision de lait, racontait justement qu’une femme qui logeait dans sa maison et se donnait pour ouvrière, avait été reconnue pour une aristocrate, arrêtée, conduite au tribunal révolutionnaire et envoyée à l’échafaud.

Zoé entrait au moment le plus palpitant du récit.

La fruitière lui fit signe de poser son panier et de ne rien dire.

Ce qui fit que Zoé demeura plantée sur ses deux pieds et écouta.

– Mais enfin, dit la Vertot, qu’est-ce qui l’a fait soupçonner ?

– Elle avait des petites mains blanches et fines comme seules en ont ces femmes-là, répondit la portière.

Zoé tressaillit.

– Il faudra que je regarde les mains des nièces de la patronne, se dit-elle.

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