XIII

Zoé revint toute pensive chez sa patronne.

La haineuse enfant avait fait, en chemin, une foule de réflexions, et son intelligence s’était subitement développée.

Qu’était-ce, pour elle, des aristocrates ?

Des gens qu’on guillotinait.

À quoi pouvait-on les reconnaître ?

À leurs mains blanches.

Et Zoé se disait :

– Si les nièces de la patronne ont les mains blanches, c’est que ce sont des aristocrates, et alors il faut les guillotiner, ce qui fait que je serai toute seule comme devant.

Zoé ne voyait pas au delà de ce but, mais ce but, elle voulut l’atteindre, et les enfants sont plus tenaces que les hommes.

Justement, quand elle revint, la mère Simon Bargevin était à table avec ses prétendues nièces ; c’est-à-dire que le travail avait été un moment suspendu, et que la blanchisseuse et ses deux ouvrières, debout auprès de la table à repasser, trempaient du pain dans un bol de café au lait.

– Qu’est-ce que tu fais donc Zoé ? dit la blanchisseuse. Voilà plus d’une heure que tu es partie.

– On m’a fait attendre, répondit la petite fille, en jetant un regard de colère sur Jeanne et sur Aurore.

– Dis plutôt que tu t’es amusée en route à jaser avec des polissons comme toi, gronda la citoyenne Bargevin.

Et elle donna une taloche à Zoé.

Zoé se mit à pleurer.

– Mange ton café et à l’ouvrage ! dit la blanchisseuse.

– Je n’ai pas faim, grogna l’enfant.

Et elle alla bouder dans un coin.

Mais ses yeux ne perdaient pas de vue les mains des deux jeunes filles.

Et, certes, pas plus l’une que l’autre n’avait eu le temps, en deux jours, de faire disparaître la blancheur et l’élégance de ses mains aristocratiques et la cornée transparente de ses ongles roses.

Et, après ce sournois examen, Zoé se dit :

– Ça doit être ça des mains d’aristocrate.

Ce jour-là, Zoé ne sortit plus. Il n’y avait pas de linge à rendre ou à aller chercher.

Elle demeura taciturne et songeuse dans la boutique, ne mangea pas plus à midi qu’elle n’avait mangé le matin, et dit qu’elle était malade.

– Eh bien, va te coucher, dit la blanchisseuse avec humeur.

Zoé ne se le fit pas répéter ; elle gagna sa soupente et se jeta sur son lit.

La soupente avait une fenêtre qui donnait sur la cour de la maison.

Une cour étroite, sombre, où le jour descendait à peine du haut des cinq étages superposés, un puisard plutôt qu’une cour.

Zoé se mit à cette fenêtre au bout d’une heure et parcourut du regard les différentes croisées des étages supérieurs.

Que cherchait-elle ? Zoé cherchait un auxiliaire.

Dans la rue du Petit-Carreau, où de porte en porte tout le monde se connaissait, on se connaissait bien mieux encore de locataire à locataire dans la même maison.

Le premier était occupé par un marchand de rubans ; le deuxième, divisé en deux appartements, avait par conséquent deux locataires : une femme qui exerçait la profession de lingère, un homme qu’on appelait le père « Bibi » et qui était sans profession apparente.

Le personnage affublé de ce nom était un petit homme entre deux âges, chauve, ventru, le nez orné d’une paire de besicles bleues.

Hiver et été, cet homme portait une culotte de casimir noir, des souliers à boucles, un gilet blanc à grands revers, un habit marron et une canne à pomme d’argent.

Il était de belle humeur, chantait agréablement à sa fenêtre, le matin tout en se faisant la barbe, et il passait pour avoir quinze cents livres de rente.

On le connaissait depuis plus de vingt ans dans le quartier.

Bien avant la Révolution, au temps de la monarchie, le père « Bibi » habitait déjà la maison n° 7 de la rue du Petit-Carreau.

On le connaissait alors comme un jeune homme de province venu à Paris pour y manger modestement ses revenus.

Peut-être même avait-il un autre nom, mais ce nom, maintenant oublié, avait été remplacé par le sobriquet de Bibi.

La Révolution survint.

Au lieu de se cacher, au lieu de quitter Paris, Bibi demeura dans la maison qu’il habitait, continua à se vêtir comme à l’ordinaire, poudra ses cheveux, mit des rubans frais à sa queue, et déclara que la République n’avait pas de partisan plus dévoué.

Et la République, appréciant sans doute ce dévouement, le laissa parfaitement tranquille.

Bibi était ponctuel comme un vieux garçon.

Il sortait le matin pour déjeuner, rentrait à midi, changeait de linge, chantonnait une couple d’heures à la fenêtre, se réhabillait et allait se promener.

On disait qu’il allait voir guillotiner ; mais cela n’était pas prouvé.

Et puis, du reste, il n’y avait après tout rien que de très innocent à cela, car c’était un spectacle tout à fait à la mode.

Le soir, Bibi s’en allait dîner dans un petit cabaret de la rue Poissonnière, dépensait trente sous, buvait une tasse de café et un verre de kirsch, se promenait jusqu’à dix heures et rentrait se coucher.

Or, Zoé connaissait M. Bibi qui lui donnait quelquefois un bâton de sucre de pomme quand elle était toute petite, et, depuis un an ou deux, elle avait entendu dire comme tout le monde, que le bonhomme s’en allait tous les jours voir guillotiner.

Zoé n’avait jamais vu cela.

Ce jour-là donc, comme elle se penchait de la lucarne de la fenêtre dans la cour, elle aperçut le père Bibi à sa fenêtre.

– Tiens ! se dit-elle, je vais aller voir M. Bibi ; il me conduira peut-être voir guillotiner !

Zoé n’était pas fâchée de savoir ce que c’était, avant de dénoncer les deux jeunes filles comme des aristocrates.

Elle voulait savoir si cela faisait beaucoup de mal à l’innocente enfant !

Et Zoé se glissa hors de la soupente, traversa l’arrière-boutique sur la pointe du pied, gagna la cour sans avoir éveillé l’attention de la blanchisseuse et de ses deux ouvrières.

Puis elle enfila l’escalier qui montait à l’appartement occupé par le père Bibi.

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