Le père Bibi avait bien vu Zoé traverser la cour, mais il ne se doutait guère que la petite montait chez lui.
Pareille chose, du reste, n’était jamais arrivée à Zoé, et pour qu’elle osât sonner à la porte du vieux garçon, il fallait qu’elle fût travaillée par un désir bien ardent.
Zoé sonna donc.
Bibi alla ouvrir et fut tout étonné de voir la petite fille.
Cependant il crut que la portière de la maison lui avait donné quelque commission.
– Bonjour, mon enfant, lui dit-il.
– Bonjour, monsieur Bibi, dit Zoé avec assurance.
– Que me veux-tu, petite ?
Zoé passa le seuil de la porte.
– Monsieur, dit-elle, je voudrais vous parler.
– À moi ?
– Oui, monsieur.
Et elle fit trois pas en avant.
– Mon enfant, dit le vieux garçon, de plus en plus étonné, il ne faut pas m’appeler « monsieur ». On ne se sert plus de ce mot. C’est « citoyen » qu’il faut dire.
– Oui, monsieur… citoyen, répondit Zoé.
– Mais enfin, que me veux-tu ?
Zoé prit un air mystérieux.
– Citoyen, dit-elle, je veux vous parler.
– C’est ta patronne, qui t’envoie ?
– Oh non ! J’ai fait la malade, et la patronne croit que je suis sur mon lit, dans la soupente.
– Ta patronne ne sait pas que tu viens ici ?
– Non, citoyen.
Zoé avait une audace qui acheva d’intriguer M. Bibi. Il ferma sa porte, prit l’enfant par la main, la conduisit dans sa chambre, lui offrit une chaise et lui dit :
– Voyons, parle ; que me veux-tu ?
Zoé demeura debout.
– Citoyen, dit-elle, je viens vous prier de m’emmener avec vous aujourd’hui.
– Hein ? fit-il abasourdi.
– Oh ! soyez tranquille, reprit-elle, personne ne me verra sortir de la maison, et j’irai vous attendre dans la rue du Cadran.
– Mais où veux-tu que je t’emmène ?
– Où vous allez tous les jours.
Bibi tressaillit et regarda l’enfant plus attentivement.
– Comment, dit-il, où je vais tous les jours ? Tu le sais donc ?
– Oui ! vous allez voir guillotiner ; tout le monde sait ça dans la maison.
Le père Bibi haussa les épaules.
– Je crois que tu es un peu toquée, ma petite, dit-il.
– Eh ! non, répliqua froidement Zoé ; et si je vous dis ça, c’est que j’ai mon idée.
– Hein ?
– Et quand j’ai une idée, voyez-vous, reprit la petite fille en se frappant le front, ça y est et ça n’en sort pas.
Tout d’abord, le père Bibi avait été tenté de jeter Zoé à la porte. Mais la flamme sombre qui jaillissait des yeux de l’enfant, l’expression de résolution répandue sur son petit visage le frappèrent.
– Ah ! dit-il, tu as une idée ?
– Oui, citoyen.
– Et tu es venue pour me la dire ?
Et le père Bibi attira la petite fille sur ses genoux.
– Vous savez que ma patronne a des ouvrières maintenant ? reprit Zoé.
– Non, répondit Bibi.
– Elle en a deux, ses nièces, qui sont arrivées de la campagne.
– Ah !
– Je les déteste.
– Pourquoi donc ça ?
– Je ne sais pas, mais je les déteste, répéta l’enfant avec un accent de haine qui fit tressaillir le père Bibi.
– Fort bien, dit-il ; après ?
– Ce matin, poursuivit Zoé, je suis allée chez la mère Vertot, la fruitière de la rue du Cadran. On y jasait des aristocrates qui ont les mains blanches et qu’on guillotine.
– Ah ! vraiment ? fit Bibi impassible.
– Quand je suis revenue à la boutique, reprit Zoé, j’ai regardé les mains des nièces de la patronne.
– Ah ! ah !
– Et j’ai vu qu’elles étaient blanches.
– Bon !
– Alors, dit Zoé avec une effroyable naïveté, j’ai pensé que c’étaient peut-être des aristocrates et qu’on pourrait les faire guillotiner.
Le père Bibi, caractère paisible, avait peut-être vu bien des choses épouvantables dans sa vie, mais il demeura comme anéanti en présence de cet horrible sang-froid.
Zoé ne se déconcerta point et continua :
– Seulement, je n’ai jamais vu guillotiner, et je ne sais pas si cela fait bien mal.
– Mais oui, dit Bibi.
– Et on n’en revient pas ?
– Jamais.
– C’est bien ce que je voudrais, dit la féroce enfant. Mais j’aurais voulu voir ; et si vous vouliez m’emmener…
– Ma petite, dit le père Bibi qui prit un air bonhomme, les gens qui t’ont dit que j’allais voir guillotiner sont de mauvaises langues.
– Ah ! fit Zoé d’un air de doute.
– Je n’y suis jamais allé et je ne commencerai pas aujourd’hui, continua le père Bibi ; mais, dis-moi, ma petite, depuis combien de temps ta patronne a-t-elle ses nièces avec elle.
– Depuis avant-hier matin.
– Elles sont arrivées par le coche ?
– Je ne sais pas ; quand je me suis levée, elles étaient dans la boutique.
– Et où couchent-elles ?
– Dans ma soupente.
– Et tu crois que ce sont des aristocrates ?
– Je ne sais pas, mais je le voudrais bien. Et puisqu’elles ont des mains blanches ?
– Cela ne suffit pas.
– À quoi donc qu’on peut le savoir ?
Et Zoé regarda naïvement le père Bibi.
– Si tu étais une petite, fille discrète, reprit-il, je te dirais bien quelque chose.
– Vous pouvez parler, fit-elle : je ne dis que ce que je veux dire.
– Tu couches dans la soupente avec elles ?
– Oui.
– Mais pas dans le même lit ?
– Non.
– Eh bien ! ce soir, tâche de ne pas t’endormir avant elles.
– Et puis ?
– Seulement ferme les yeux comme si tu dormais.
– Ah ! bon, je comprends, dit Zoé, et j’écouterai ce qu’elles diront ? Et vous me direz alors si ce sont des aristocrates ?
– Oui, mon bijou.
– Et si c’en est… vous me direz comment il faut que je fasse ?
– Pourquoi ?
– Pour les faire guillotiner.
– Oui, je te le dirai, mais prends bien garde de rien dire à ta patronne.
– Oh ! pour ça, bien sûr.
– Et qu’elle ne te voie pas quand tu monteras ici.
– Si j’allais vous parler dans la rue ?
– Soit, dit Bibi.
– Où ça !
– Où tu voudras.
– Dans la rue Saint-Sauveur, alors ?
– C’est bien.
– À quelle heure ?
– L’heure que tu voudras.
– Eh bien ! demain matin, vers dix heures. J’irai justement rendre du linge dans la rue Saint-Denis.
– C’est convenu, dit Bibi.
Et il congédia l’enfant qui, deux minutes après, rentrait dans sa soupente, et dont personne n’avait remarqué l’absence.
Puis le père Bibi s’habilla tranquillement, prit son chapeau, sa canne à pomme d’argent et sortit. En passant, il jeta un coup d’œil furtif dans la boutique de la mère Simon Bargevin. Jeanne lui tournait le dos ; mais Aurore lui apparut dans toute la splendeur de sa beauté.
– Hé ! hé ! murmura-t-il en s’éloignant, la petite Zoé a peut-être raison. Ça pourrait bien être du gibier de guillotine.
Et il descendit tranquillement vers la rue Montorgueil.