M. Bibi ou le père Bibi, comme on l’appelait habituellement, depuis qu’il portait des lunettes et avait perdu ses cheveux, était fort populaire dans tout le quartier.
On le connaissait depuis si longtemps.
Chacun le saluait, et il rendait à chacun son salut avec une aménité parfaite.
Il avait toujours dans les poches de son habit marron des dragées, du sucre de pomme, et il faisait le bonheur des enfants.
Le père Bibi descendait donc ce jour-là la rue Montorgueil de ce pas alerte et nonchalant à la fois du flâneur parisien qui est ingambe et vert, mais que rien ne presse. Il reçut vingt saluts et les rendit, traversa les halles, gagna les quais, s’arrêta un moment sur le Pont-Neuf pour regarder un bateau qui s’en allait au fil de l’eau, arriva au coin du quai des Orfèvres, et s’arrêta une seconde fois.
Mais ce n’était plus pour regarder un bateau.
C’était pour voir s’il ne remarquerait pas dans la foule des passants quelque figure de connaissance.
Le père Bibi était loin de son quartier et personne ne faisait plus attention à lui.
Alors il enfila le quai d’un pas rapide, atteignit l’angle de la rue de Jérusalem, et disparut tout d’un coup sous le porche d’une maison bâtarde qui donnait accès dans une allée étroite et sombre.
Au bout de l’allée, il trouva un escalier tortueux auquel une corde clouée le long du mur servait de rampe.
Le père Bibi monta deux étages ; puis de cette même poche où il avait mis ses lunettes, il tira une clef qu’il introduisit dans la serrure d’une porte.
Elle s’ouvrit aussitôt, et Bibi pénétra dans une petite salle assez noire, assez triste, aux murs gris sans papier ni teintures, meublée de chaises de paille et d’une sorte de bureau protégé par un grillage comme le comptoir d’un homme d’affaires.
Un petit monsieur, comme lui entre deux âges, vêtu d’un habit râpé, portant des manches de lustrine verte, ayant une plume derrière l’oreille, était assis devant une table derrière le grillage et compulsait de mystérieux dossiers.
Il ne leva même pas la tête.
– Ah ! dit-il continuant sa besogne, c’est vous Claude-Jean ?
– C’est moi, répondit Bibi.
– Avez-vous quelque chose de nouveau ?
– Rien depuis l’arrestation de la marquise de Brévannes, qui logeait rue Montorgueil.
– Il y a pourtant de la besogne à Paris.
– Rien dans mon quartier.
– Ah !
– Et vous, avez-vous quelque chose de nouveau ?
– Oui et non.
– Comment cela ?
– Le citoyen X…, le représentant du peuple, vous savez, l’ami de Robespierre, est venu ici ce matin.
– Dans quel but ?
– Il m’a demandé un homme habile, et cela pour une mission d’une délicatesse infinie.
– Ah ! ah !
– J’ai songé à vous.
– Peuh ! fit Bibi, que son interlocuteur continuait à appeler Claude, le citoyen X…, je connais ça.
– Sans doute, vous devez le connaître.
– Perdu de dettes, toujours à court d’argent… Il n’y aura pas de l’eau à boire.
– Vous vous trompez ; le citoyen X… remue à présent de l’or à la pelle.
– Vraiment ?
– Il y a mieux ; il a versé une première somme à titre de provision.
– Où donc ?
– Ici même. J’ai 2.000 livres à partager avec vous.
– En assignats ?
– Non, en or, et en or autrichien, qui plus est.
Ce disant, l’homme aux manches de lustrine ouvrit le tiroir de sa table et en retira une sébile pleine de souverains d’or.
– Peste ! fit Bibi, s’il en est ainsi, on travaillera pour le citoyen X… De quoi s’agit-il ?
– Je n’en sais rien ; mais il vous le dira.
– Où le trouverai-je ?
– Chez lui, rue Saint-Honoré, 243.
– À quelle heure ?
– À présent, il vous attend.
– J’y vais, dit Bibi.
Le petit homme ajouta :
– Voulez-vous de l’argent tout de suite ?
– Oh ! non, dit Bibi, vous m’en donnerez demain.
– Comme vous voudrez, j’ai mille livres en caisse, à votre crédit.
Et le petit homme se remit à ses dossiers, tandis que Bibi reprenait le même chemin, enfilait le corridor, refermait soigneusement la porte de l’escalier, remettait ses lunettes sur son nez et sortait furtivement de cette maison du quai des Orfèvres, non sans avoir auparavant jeté un rapide coup d’œil autour de lui.
Il n’y avait sur le quai que des gens indifférents qui ne firent aucune attention au petit homme en lunettes.
Bibi remonta vers le Pont-Neuf, repassa le bras droit de la Seine, descendit la rue de la Monnaie, et entra dans la rue Saint-Honoré, qui ne s’appelait plus que la rue Honoré, tous les saints se trouvant, pour le moment, sur la liste des émigrés.
Le citoyen X…, que nous avons entrevu chez la signora Antonia à Palaiseau, tout en aimant, le luxe, le bon vin et la grande chère, avait cru devoir faire à ses opinions puritaines quelques sacrifices. Bien qu’il eût désintéressé ses créanciers, grâce aux largesses de l’opulente citoyenne, qu’il bût de grands vins de Bordeaux et mangeât des truffes tous les soirs, il avait conservé son misérable logis de la rue Saint-Honoré, à deux pas de la maison qu’habitait Robespierre.
Il n’avait pas même d’officieux, renvoyait sa femme de ménage à midi, et ce fut lui qui vint ouvrir lorsque Bibi eut tiré le cordon de laine graisseux qui pendait au long de la porte.
Le citoyen X… recevait beaucoup de monde ; de plus, il n’avait jamais vu Bibi.
– Que me voulez-vous ? De la part de qui venez-vous ? lui demanda-t-il brusquement.
– Citoyen, répondit Bibi, je viens du quai des Orfèvres.
– Ah ! fort bien.
– Je m’appelle Claude-Jean.
– Et c’est Paul qui vous envoie ?
– Justement.
– Entrez, dit le citoyen X…, nous allons causer.
Il conduisit le père Bibi au fond de son chétif appartement, se mit à califourchon sur une chaise, tandis que son visiteur demeurait debout, et lui dit :
– Connaissez-vous la citoyenne Antonia ?
– Certainement, dit Bibi, c’est moi qui l’ai arrêtée il y a six mois. Le comité l’a fait relâcher ; pourquoi ? Je n’en sais rien. Cela ne me regarde pas.
– Le comité l’a fait relâcher, dit froidement le citoyen X…, parce qu’elle rend de grands services à la République.
– Ah ! c’est différent, fit Bibi.
– Donc vous la connaissez ; c’est elle qui a besoin de vous.
– Fort bien, dit Bibi ; mais ne pourrais-je savoir à peu près de quoi il s’agit ?
– De l’arrestation de deux femmes qu’on soupçonne avoir des relations avec l’armée de Condé et être venues à Paris avec une mission pour les comités royalistes. La citoyenne Antonia vous donnera tous les renseignements dont vous avez besoin. Mais il faut aller vite et ne pas perdre une minute.
– Si elles sont à Paris, répondit Bibi, ce sera l’affaire de quarante-huit heures.
Bibi s’en alla.
– Ce serait curieux, murmura-t-il en reprenant le chemin de la rue Montorgueil, que les deux femmes dont il s’agit fussent précisément les deux jeunes filles que cette charmante petite Zoé aurait tant de plaisir à faire guillotiner.