Le citoyen Paul daigna, ce jour-là, lever la tête en entendant entrer Bibi.
– Ah ! vous voilà ? dit-il.
– Sans doute, répondit le nouvel ami de la petite Zoé.
– Avez-vous vu le citoyen X… ?
– Oui.
– Et la citoyenne Antonia ?
– Aussi.
– Eh bien ! de quoi s’agit-il au juste ?
– D’arrêter deux jeunes filles qui n’ont peut-être pas vingt ans.
– Les deux sœurs ?
– Je le crois.
– Eh bien ! dit le citoyen Paul, il faut vous mettre en campagne.
– C’est fait.
– Comment ! vous les avez arrêtées ?
– Non pas, mais je les ai sous la main. Seulement la citoyenne Antonia est assez riche pour qu’on lui tienne la dragée haute.
– Ah ! fort bien, dit le citoyen Paul, je comprends.
Puis tutoyant Bibi :
– Ainsi tu les as sous la main ?
– Dans la maison que j’habite. Elles sont cachées chez une blanchisseuse.
Bibi était un homme méthodique. Il procédait par ordre dans ses récits comme dans ses affaires. Il commença donc par raconter au citoyen Paul la visite de la petite Zoé et les révélations de la charmante enfant.
Puis il passa à son entrevue avec le citoyen X… et la citoyenne Antonia, et parla du médaillon.
Le citoyen Paul l’écoutait avec attention.
Enfin, il compléta sa narration par les renseignements que lui avait donnés le matin la petite Zoé.
Le citoyen Paul écoutait toujours. Seulement, il sembla à Bibi qu’il n’avait pas son calme ordinaire, et tout à coup, comme il parlait d’un homme bossu qui était, selon toute apparence, le serviteur des deux jeunes filles, le chef de la sûreté l’interrompit vivement :
– Est-ce que tu as sur toi le médaillon qu’on t’a donné ? dit-il.
– Oui, le voilà.
Bibi tira le médaillon de sa poche et le mit sous les yeux du citoyen Paul.
Le citoyen Paul jeta un cri et Bibi recula.
– Vous les connaissez ? exclama Bibi.
Mais, au lieu de lui répondre, le citoyen Paul se mit à l’interroger :
– Et l’autre jeune fille, comment est-elle ? dit-il.
– Brune, avec des yeux bleus, de grands cheveux noirs, une taille élancée, dit Bibi.
– Aurore ! s’écria le citoyen Paul.
– Oui, c’est son nom, Zoé me l’a dit.
– Et c’est ma fille, dit le citoyen Paul, qui se dressa tout à coup menaçant, et le rasoir de la République n’y touchera pas.
Le citoyen Paul apparut en ce moment si terrible d’attitude au débonnaire Bibi, qu’il recula involontairement.
Paul lui avait toujours dit qu’il n’avait plus, qu’il ne voulait plus avoir de famille, qu’il s’appelait Paul tout court, et que s’il avait des parents, il les enverrait à l’échafaud comme des étrangers.
Quel était donc ce mystère ?
Le chef de la police se chargea de lui expliquer à moitié.
Il s’était levé, il était sorti de son grillage, comme une bête fauve de sa cage ; et marchant vers Bibi du pas inégal, lourd et rapide d’un sanglier blessé, il lui prit brusquement la main :
– Écoute, dit-il.
D’ordinaire cet homme avait la voix sèche, cassante, ironique.
Maintenant cette même voix était sourde et paraissait comprimer des sanglots, tandis que des larmes roulaient dans ses yeux.
– Écoute, répéta-t-il en secouant rudement la main de Bibi, tu seras le premier et le dernier homme qui aura reçu ma confession. Tous les scélérats que tu as pu connaître étaient des anges auprès de moi ; j’ai pillé, assassiné, trahi.
Époux, j’ai tué ma femme ; maître, j’ai assassiné un vieux domestique ; avide d’argent, j’ai poignardé une femme longtemps ma complice ; noble, j’ai dénoncé mes pareils, que je ne pouvais plus regarder sans que le rouge de la honte couvrit mon front, et je suis devenu le pourvoyeur de l’échafaud.
Bibi ne sourcillait pas.
– Ah ! dit-il froidement, vous avez fait cela.
– Eh bien ! reprit le citoyen Paul, dans mon cœur de tigre, dans mon âme déloyale, un sentiment vient de se réveiller pur et énergique. J’avais abandonné ma fille qui me croit mort ; mais j’aime ma fille et je veux la sauver.
Et le chevalier des Mazures, car on l’a reconnu depuis longtemps sans doute, écumait, haletait, marchait et tournait sur lui-même dans cette étroite et sombre pièce, et il était féroce et sinistre d’aspect. On eût dit une hyène surprise par des chasseurs au milieu de ses petits, et qui, domptant sa lâcheté habituelle, veut défendre jusqu’à la mort sa progéniture.
– Calme-toi, citoyen, lui dit Bibi ; je suis ton ami, et ce n’est pas les peccadilles dont tu me parles qui me refroidiront. Un vrai philosophe, et plein de bonhomie et d’indulgence, ce Bibi ! Il appelait les crimes du chevalier des « peccadilles » !
Il reprit, tandis que le citoyen Paul attachait sur lui des yeux hagards :
– Je ne doute pas de ce que tu viens de me dire. Aurore est bien ta fille. Tu ne parlerais pas ainsi d’une autre femme, et tu n’as pas besoin de me dire que tu veux la sauver. Mais puisque tu m’as fait tes petites confidences, pourquoi n’irais-tu pas jusqu’au bout ?
– Hein ? dit le citoyen Paul, dont le regard et la voix étaient toujours égarés.
– Ce médaillon, poursuivit Bibi, représente une autre femme.
– Oui, Gretchen.
– Mais je croyais que la petite, l’autre, s’appelait Jeanne.
– Tu as été trompé par une ressemblance. La mère et la fille se ressemblent, à vingt ans de distance, comme deux gouttes d’eau.
– Ah ! Jeanne est la fille de Gretchen ?
– Oui.
– Alors, elle n’est pas la sœur d’Aurore ?
– Si, dit encore le citoyen Paul.
– Alors je ne comprends plus, dit Bibi.
Et il fit de nouveau un pas en arrière.
– Gretchen était ma femme ; elle est la mère d’Aurore, elle est aussi la mère de Jeanne, mais Jeanne n’est point ma fille ; comprends-tu maintenant ?
Et le citoyen Paul avait de terribles éclairs dans les yeux, et sa voix était empreinte d’un accent de fureur et de haine.
– Fort bien, dit Bibi. Maintenant je comprends tout, camarade.
– Ah ! tu comprends ?
Bibi garda un moment le silence ; mais tout à coup, relevant la tête :
– Ainsi, dit-il, Jeanne n’est pas ta fille ?
– Non.
– Alors, tu la haïs ?
– Oh ! certes !
– Et nous la livrerions à la citoyenne Antonia que cela te serait indifférent ?
– Tout à fait.
– Alors, continua Bibi, tout peut s’arranger, ce me semble.
– Comment ?
– Nous sauvons ta fille. Nous faisons mieux, nous la faisons passer à l’étranger.
– Et puis ?
– Et puis nous arrêtons l’autre petite, nous l’envoyons à l’échafaud et, du même coup, nous vengeons ton honneur outragé et nous donnons une petite satisfaction à la citoyenne Antonia.
Le citoyen Paul tressaillit à ce nom. Puis, soudain, regardant Bibi :
– Mais quelle est donc cette femme qui veut la mort de ma fille ? dit-il.
– C’est la maîtresse du citoyen X…
– Et elle veut la mort de ma fille ! Pourquoi ? dans quel but ?
– Je ne sais pas.
– Qu’est-ce donc que cette femme ? reprit-il avec une fureur croissante. Que lui a donc fait Aurore ? Comment la connaît-elle ?
– Voilà ce que j’ignore encore, mais je te le dirai, sois tranquille !
Tout à coup une lueur étrange se fit dans le cerveau troublé du citoyen Paul.
– Elle est donc belle, cette femme ? dit-il.
– Ah ! mais non.
– Elle n’est pas belle ?
– Elle est affreuse.
– Et le citoyen X… l’aime ?
– Pour son argent !
– Elle est donc riche ?
– Fabuleusement, à ce qu’il paraît.
– Mais enfin, comment est-elle ?
– Petite, grêlée, un peu bossue.
– Et noire…
– Comme une taupe.
– Sang du Christ ! exclama le citoyen Paul, qui devint livide, c’est elle !
– Qui, elle ?
– Toinon !
– Qu’est-ce que Toinon ?
– Toinon, la fille bohème ; Toinon, l’empoisonneuse ; Toinon qui s’est jouée de moi et qui a volé le coffret !
Ah ! la coquine ! ah ! la misérable ! elle a donc peur que le roi ne revienne, qu’elle veut faire guillotiner mon enfant ?
Le citoyen Paul était effrayant à voir.
– Voyons, dit Bibi, calme-toi donc un peu camarade, et explique-toi. Est-ce que des gens comme nous, des gens de notre métier, se mettent en de pareils états ? Je te le répète, je suis ton ami.
Et Bibi prit la main du chevalier des Mazures, devenu le citoyen Paul.