Le père Bibi, ou M. Bibi, ou le citoyen Bibi, car on lui donnait tour à tour ces trois appellations, était un homme fort. Jamais son visage ne trahissait sa pensée ; jamais il ne laissait paraître au dehors les émotions grandes ou petites qu’il éprouvait au dedans.
En chemin, Bibi continua à réfléchir.
– Quel intérêt la citoyenne Antonia pouvait-elle avoir à se débarrasser des deux jeunes filles ?
Les hommes de police savent tout. S’ils sont discrets, c’est que leur profession le veut ainsi, mais si on les interroge, ils répondront.
Il y avait vingt ans que Bibi était de la police.
Quand un gouvernement tombe, celui qui le remplace congédie ses ministres, ses hauts fonctionnaires et tout ce qui lui était dévoué. Il garde sa police.
La République avait conservé la police de la monarchie, et M. Bibi, devenu le citoyen Bibi, continuait à émarger sur les fonds secrets.
La police n’est pas un métier : c’est un art. L’agent de police qui a le feu sacré, espionne pour son propre compte.
Bibi savait sur le bout du doigt les petits côtés de ces âmes romaines qui faisaient la gloire de la République.
Les élégances ridicules de Robespierre, les passions titanesques de Danton, la vénalité du citoyen X…, il connaissait tout !
Si le citoyen X… avait fait relâcher Antonia, c’est qu’elle lui avait donné de l’argent. Si le citoyen X… soupait chez elle, c’est qu’il était son amant. Et, s’il était son amant, c’est qu’Antonia, déjà vieille, laide, grêlée et bossue, se ruinait pour lui.
Or, Bibi se connaissait en femmes aussi bien qu’en hommes.
Le citoyen X…, représentant du peuple français, pouvait se tromper sur Antonia ; mais Bibi, qui avait vu l’ancien régime et connu de vraies grandes dames, ne pouvait s’y tromper, lui.
Évidemment Antonia était quelque femme de chambre, quelque servante enrichie de la dépouille de ses maîtres, et ses maîtres pouvaient fort bien être les deux jeunes filles.
Si Antonia avait pris leur bien, elle était assez riche, riche pour faire convenablement les choses.
Car Bibi était un homme consciencieux autant que dépourvu de cœur.
Antonia l’intéressait moins que Jeanne et Aurore ; mais Antonia payait. Bibi n’avait aucune objection à faire, et il servirait Antonia et mettrait les pauvres petites au pied de l’échafaud.
Bibi s’était fait tous ces beaux raisonnements en rentrant à Paris.
Il s’alla donc coucher avec la tranquillité d’une belle âme, et se dit en se fourrant au lit :
– Je ne changerai rien, demain non plus, à mes habitudes. Je me lèverai entre huit et neuf, j’irai déjeuner à dix heures. En passant, je ferai un petit crochet dans la rue Saint-Sauveur pour voir si la petite Zoé a quelque chose à me dire. Puis je rentrerai chez moi, je ferai ma barbe, changerai de linge et m’en irai comme à l’ordinaire. Seulement, au lieu d’aller voir guillotiner, je m’en irai causer un brin avec le citoyen Paul.
Qu’était-ce que le citoyen Paul ?
Voilà ce que nous allons dire en peu de mots.
Vers la fin de l’année 1792, le citoyen Lerouge, chef de la première division au ministère de la Justice, le citoyen Garat étant ministre et le citoyen Sohier, secrétaire général, – le citoyen Lerouge, disons-nous, reçut la visite d’un homme déjà vieux, mais dont le regard avait conservé toute l’énergie de la jeunesse. Cet homme lui dit :
– Citoyen, je suis un ci-devant, mais un ci-devant qui n’a plus ni château, ni terres, ni famille, et qui exècre la caste dont il est sorti. Je viens vous demander s’il vous plaît de me faire guillotiner, ce qui me débarrassera de tout souci, ou de m’employer, ce qui rendra peut-être de grands services à la République.
Ce langage étrange frappa le citoyen Lerouge qui avait dans ses attributions la police de sûreté.
– À quoi pouvez-vous être utile ? lui demanda-t-il.
– Je vous l’ai dit, reprit cet homme, j’ai ma caste en horreur, et c’est avec délice que j’ai vu arriver le renversement de la monarchie.
Pourquoi cette haine, pourquoi cette joie ? ne me le demandez pas, c’est mon secret.
– Mais enfin, répéta Lerouge, qui était un homme pratique, que pouvez-vous faire pour la République ?
– Je puis être agent de police.
Le citoyen Lerouge eut un geste de dégoût.
Cet homme eut un sourire hautain et répliqua :
– Peut-être ai-je à me venger. Au surplus, je ne demande pas votre estime. Voulez-vous de mes services ? Je puis en rendre de très grands. N’en voulez-vous pas ? Faites-moi arrêter et envoyez-moi devant le tribunal révolutionnaire ; là, j’établirai mes noms, titres et qualités d’une façon suffisante pour que le bourreau n’y perde rien.
Le citoyen Lerouge accepta les services de l’inconnu qui ne voulut pas dire son vrai nom, et entra dans la brigade de sûreté sous celui de Paul.
Le citoyen Paul ne s’était pas vanté.
En un mois, il fit arrêter trente et quelques nobles, la plupart de la province de l’Orléanais et du Blaisois. Il fournit de précieuses indications sur un certain chevalier de Fomberle qui, après avoir émigré, était revenu à Paris, organisait un comité royaliste et déjouait toutes les recherches. Le citoyen Paul le fit surprendre dans une échoppe de cordonnier sur le quai de la Tournelle.
Le 19 janvier suivant, la conspiration des Chevaliers du Poignard, qui devaient délivrer Louis XVI, échoua.
Ce fut encore l’œuvre du citoyen Paul.
Ce coup de maître lui valut la place de chef de la police secrète, et ce fut ainsi que le père Bibi se trouva directement sous ses ordres.
Il est de certaines natures vicieuses qui s’attirent et se comprennent. Une mystérieuse sympathie eut bientôt uni le citoyen Paul au citoyen Bibi.
Bibi n’était pas ambitieux ; il faisait son métier en philosophe, et s’il se faisait payer le plus cher possible, il ne briguait pas les honneurs.
Le citoyen Paul, après avoir été son égal, devenait son supérieur ; mais Bibi n’en conçut aucun ombrage. Tous deux continuèrent à travailler dans l’ombre pour le bien de la République, qu’ils n’aimaient, du reste, ni l’un ni l’autre.
Donc Bibi fut fidèle au programme qu’il s’était tracé.
Il se leva à son heure habituelle ; il s’en alla déjeuner à son cabaret, et en chemin il fit le crochet convenu. Il entra dans la rue Saint-Sauveur, où Zoé, son panier de linge à la main, l’attendait.
Zoé vint à lui du plus loin qu’elle l’aperçut.
Elle était rayonnante.
– Ah ! citoyen, dit-elle, ce sont deux aristocrates pour sûr.
– Vraiment ? fit Bibi.
Et Zoé lui raconta tout ce qu’elle avait vu et entendu pendant la nuit dernière et le matin.
Bibi avait une excellente mémoire. Néanmoins, il tira un calepin de sa poche et prit des notes.
– Eh bien, citoyen ? demanda Zoé, pensez-vous que ça soit suffisant ?
– Pour quoi faire ?
– Dame ! pour les faire guillotiner, dit ingénument l’enfant féroce.
Bibi se prit à sourire.
– Cela dépend de toi, dit-il.
– De moi ?
– Oui, mon bijou.
– Ah ! que faut-il faire ? Dites vite ! fit le petit monstre du ton suppliant dont une autre eût demandé une friandise.
– Ne pas dire un mot de tout cela ni aujourd’hui, ni demain… à personne, entends-tu bien ?
– Bon ! et si je ne dis rien… ?
– Je me charge du reste, dit Bibi.
– Vrai ?
– Je te le promets.
En même temps Bibi tira de sa poche une pièce de vingt sous et la tendit à Zoé.
– Voilà mon petit chou, dit-il, de quoi t’acheter un beau ruban pour le jour de décadi.