XX

Les hommes de la nature du chevalier n’obéissent jamais longtemps à une passion aussi vulgaire que la colère. Le chevalier se laissa prendre la main par Bibi, mais il ne lui répondit pas tout d’abord.

Après cet éclat de fureur il y eut même chez lui un moment de prostration et comme d’anéantissement.

Bibi connaissait ces réactions subites ; il ne prononça pas un mot et attendit. Enfin le chevalier releva la tête.

Son visage avait retrouvé son impassibilité, son œil sa profondeur de rayonnement ; sa voix redevint aussitôt brève, clame, un peu cassante, un peu ironique.

– Dis donc Bibi, fit-il, ce que tu viens de me dire là, personne ne le sait ?

– Personne.

– Toi seul connais alors la retraite des deux petites ?

– Moi seul, dit Bibi, ou plutôt moi et Zoé, mais Zoé m’obéit et elle ne fera que ce que je lui dirai de faire.

– Par conséquent, elles sont en sûreté ?

– Comme si elles étaient ici.

– Alors, dit froidement le citoyen Paul, nous pouvons causer.

– Bon ! j’écoute.

– La citoyenne Antonia n’est autre qu’une femme de chambre qui a volé une fortune immense, reprit le citoyen Paul.

– Ah ! ah !

– Cette fortune devait me revenir un peu ; mais surtout à ma fille Aurore et à sa sœur Jeanne.

– Tu seras donc riche, alors ?

– Je voudrais rentrer dans la fortune volée par la citoyenne Antonia.

– Ah ! ah !

– Et t’en donner une bonne part. Comprends-tu ?

– Parfaitement.

– Et puis, ajouta le citoyen Paul, avec son sourire méphistophélique, comme après tout tu pourrais ne pas croire à ma parole de gentilhomme, nous ferons un petit écrit.

– « Verba volant, scripta manent, » dit Bibi qui avait étudié le latin, dans sa jeunesse, chez un bon curé. Mais ce que vous me proposez là…

– Eh bien ?

– Ça n’est pas commode du tout.

– Comment cela ?

– La citoyenne Antonia a une grande fortune, d’accord, mais elle a pris ses précautions.

– Comment ?

– Cette fortune est à l’étranger.

– Est-ce tout ?

– Ensuite, par le citoyen X…, elle est toute-puissante.

– Je le sais.

– Comment donc lui faire rendre gorge ?

Un petit rire sec et nerveux vint bruire entre les lèvres du citoyen Paul.

– Tu es de la police depuis vingt ans ? dit-il.

– Oui.

– Moi, je n’en suis que depuis six mois.

– Bon.

– Eh bien ! suis mon raisonnement, et tu vas voir que je méritais d’être ton supérieur.

– Je vous écoute, dit humblement Bibi.

– Le citoyen X… est l’ami de Robespierre, et c’est ce qui fait sa force.

– J’en conviens.

– Robespierre tombera d’ici à six mois, peut-être avant, et le citoyen X… sera entraîné dans sa chute.

– Et puis ?

– La citoyenne Antonia n’aura plus qu’un parti à prendre pour sauver sa tête, se procurer un passeport et quitter la France.

– Après ?

– Ce passeport, nous le lui procurerons.

– Ah !

– Nous ferons mieux, nous irons à l’étranger avec elle.

– Je ne comprends toujours pas :

– Attends, tu vas voir. Suppose que d’ici là tu es parvenu à capter sa confiance.

– Soit, supposons-le.

– Et que tu t’es procuré d’abord un renseignement sur le nom du pays où elle a mis sa fortune en sûreté.

Nous accompagnons la citoyenne Antonia à l’étranger. Seulement, avant d’atteindre la frontière, nous la livrons à l’autorité révolutionnaire qui l’envoie à la guillotine.

– Mais… la fortune ?

– Nous n’avons plus qu’à l’aller chercher. Mais, ajouta le citoyen Paul, il me faudrait une trop longue explication aujourd’hui pour te faire comprendre mes projets. Borne-toi à me faire savoir si l’affaire te va.

– En principe, oui ; seulement…

– Ah ! voyons l’objection ?

– Pour entrer dans l’intimité de la citoyenne Antonia, il faut que je lui rende quelque service.

– C’est juste.

– Je ne puis lui livrer Aurore, puisque c’est ta fille.

– Non, certes, dit le citoyen Paul, qui eut un nouvel éclair dans les yeux.

– Mais… Jeanne…

– Je te l’abandonne si tu réponds de ma fille.

– Je t’en réponds.

– Mais comment les sépareras-tu ?

– C’est mon affaire.

– Va donc, démon, reprit le chevalier, et que le sang de Jeanne retombe sur toi seul ! Moi, je me lave les mains de ce nouveau crime.

* *

*

Le soir, M. Bibi trouva le moyen d’échanger quelques mots avec Zoé, qui, assise sur le seuil de la boutique, regardait, les passants.

– Eh ! petite, lui dit-il, c’est demain la décade.

– Oui, répondit l’enfant.

– Est-ce que la patronne travaille ce jour-là ?

– Elle s’en garderait bien ; on la dénoncerait comme une mauvaise patriote.

– Que fait-elle alors ?

– Elle va se promener.

– T’emmènes-t-elle ?

– Quelquefois.

– Eh bien ! tâche d’être malade et qu’elle ne t’emmène pas.

– Pourquoi ?

– Parce que tu monteras chez moi et que nous causerons.

– Ça tient-il toujours ce que vous m’avez promis ? demanda Zoé.

– Toujours.

– Et ça réussira ?

– Je le crois.

Et Bibi monta se coucher tranquillement. Mais son sommeil fut moins paisible qu’à l’ordinaire, car cette nuit-là il rêva des millions de la citoyenne Antonia.

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