XL

Simon Bargevin, lui ouvrant, ne s’étonna qu’à demi de sa visite.

– Bonjour, voisin, dit Bibi en entrant, j’ai appris que vous étiez dans la peine et je viens me mettre à votre disposition.

– Vous êtes bien bon, citoyen Bibi, dit le débardeur.

Bibi cligna de l’œil.

– Je sais ce qui vous est arrivé, dit-il. Mais ne craignez rien, ce n’est pas moi qui vous trahirai.

En entrant, Bibi avait cherché des yeux le bossu et ce jeune homme qu’on appelait Polyte. Polyte, qui d’abord l’avait regardé avec indifférence, tressaillit en entendant prononcer ce nom de Bibi. En se levant, il vint se placer entre le seuil de la porte et lui, et le regarda attentivement.

– Ah ! dit-il c’est vous qui êtes le citoyen Bibi ?

– Oui.

– Qui demeure dans la maison ?

– Au troisième la porte à gauche.

– Eh bien ! dit froidement Polyte, j’ai une commission pour vous.

– Pour moi ?

– Oui.

Simon et Benoît se regardaient avec un étonnement anxieux.

– Rassurez-vous, mes amis, dit Polyte, le citoyen Bibi est des nôtres ; seulement j’ai à lui parler…

– De la part de qui donc ? fit Bibi.

– Montons chez vous, je vous le dirai.

Bibi n’était entré dans la boutique de la blanchisseuse qu’avec l’intention bien arrêtée d’empêcher Polyte de courir chez la citoyenne Antonia.

Aussi n’eut-il garde de faire une observation.

– Venez, dit-il.

Et tous deux sortirent de la boutique sans expliquer davantage, et ils montèrent lestement l’escalier.

Bibi se disait : Je le tiens.

Polyte pensait à part lui : Il faudra qu’il me dise le vrai nom de la citoyenne Antonia.

Rentré chez lui, Bibi ferma la porte.

– Nous avons de la chance tous deux.

– Comment cela ? demanda Polyte un peu étonné.

– Vous aimez Aurore ?

– Oui, dit Polyte.

– Eh bien ! si vous m’aviez trouvé hier, elle serait morte.

– Vous m’eussiez empêché de la sauver ?

– Peut-être…

Et Bibi demeura impassible.

Mais Polyte tira alors un pistolet de sa poche.

– Eh bien ! dit-il, j’aime les gens qui ont de la franchise, à la bonne heure ! et puisque nous voilà seuls, mon bonhomme, vous allez me dégoiser toute la vérité ou je vous brûle !

Bibi ne s’effraya point de cette menace.

– Hier, dit-il, j’avais mes raisons pour laisser guillotiner la jeune fille.

– Et aujourd’hui ?

– Aujourd’hui, j’ai des raisons pour vouloir la sauver, et si vous avez le malheur d’aller chez la citoyenne Antonia… elle est perdue.

– Expliquez-vous donc, bonhomme !

– Oh ! très volontiers, dit Bibi. C’est moi qui ai fait arrêter Aurore.

– Vous en convenez ?

– Mais je me suis trompé. Ce n’est pas elle, c’est sa sœur que je voulais faire guillotiner ; comprenez-vous ?

– À peu près…

Et Polyte, regardant froidement Bibi :

– Vous convenez donc que vous êtes de la police ?

– Avec vous, il faut bien.

Et Bibi qui comprenait qu’il avait maintenant dans Polyte un auxiliaire précieux, raconta simplement au jeune homme le terrible quiproquo qu’il avait fait en donnant l’ordre d’arrêter Aurore quand il s’agissait de Jeanne.

Polyte l’écoutait avec une froide attention.

– Mais enfin, dit-il, quel intérêt avez-vous à sauver Aurore ?

– Ah ! dit Bibi, je m’attendais à cette question et je vais vous répondre. Aurore est la fille de mon meilleur ami…

– Mais sa sœur aussi…

– Non.

– Alors elles ne sont pas sœurs ?

– Si, mais de mère seulement.

– Tout cela est trop compliqué pour moi, dit Polyte ; mais enfin, puisqu’elles sont sœurs, je ne vois qu’une chose, c’est qu’elles s’aiment.

– Sans doute, dit Bibi.

– Et si nous sauvons l’une, ce n’est pas pour laisser guillotiner l’autre.

– Certainement ! dit Bibi ; mais cela ne dépend pas de moi.

– Oui, mais ça dépend de moi, et je vous préviens qu’à partir de ce moment, je ne vous quitte plus, et si vous faites mine de dénoncer la petite blonde, je vous tue !

– Je vous promets de ne pas la dénoncer. Venez avec moi.

– Où allons-nous ?

– À la recherche du père d’Aurore.

* *

*

Une heure après, le père Bibi entrait chez l’apothicaire du quai des Orfèvres. Il ne s’était pas trompé. C’était bien en effet dans cette officine qu’on avait transporté le citoyen Paul. La saignée pratiquée par un médecin avait prévenu la congestion cérébrale ; le malade n’était point mort, mais il était fou. On l’avait transporté à l’hospice.

Bibi et Polyte s’y rendirent. Ils trouvèrent le citoyen Paul en proie à un délire ardent. Vainement Bibi l’appela par son nom. L’ex-chevalier des Mazures promenait autour de lui un regard hébété et ne le reconnut pas.

– Allons ! soupira Bibi en entraînant Polyte, il ne faut plus compter sur lui pour sauver Aurore.

– Nous compterons sur nous, et c’est assez, dit Polyte.

– Sur nous et sur Dagobert, murmura Bibi.

À ce nom, Polyte pâlit.

– Ah ! oui, dit-il, le beau capitaine !… mais moi aussi, j’aime Aurore, et je lui mangerai plutôt le cœur !

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