Faisons à présent un pas en arrière et reportons-nous à vingt-quatre heures de distance. Tandis qu’on reconduisait Aurore, miraculeusement échappée à la mort, dans la prison de l’Abbaye, le comte Lucien des Mazures, sauvé d’une façon non moins étrange, se glissait à travers la foule, grâce au manteau et à la casquette qu’on lui avait donnés.
Ses mains étaient libres, le collet du carrick cachait son cou rasé, et, comme il était vêtu fort simplement, il était probable qu’il n’attirerait l’attention de personne.
Le mystérieux ami qui lui était apparu deux fois en une heure s’était éclipsé de nouveau. Lucien s’éloigna donc, respirant le grand air avec cette volupté ineffable de l’homme qui se trouve libre enfin, et qui, tout à l’heure, croyait le moment suprême arrivé. Jouant des coudes, luttant contre cette marée humaine, il parvint à quitter la place de la Révolution, à gagner la rue ci-devant Royale et à se diriger vers les boulevards.
Là, moins compacte était la foule, et le comte put marcher plus rapidement. Seulement il ne savait où aller.
Quand il avait été arrêté et jeté en prison, on lui avait pris l’argent qu’il avait sur lui, et il se trouvait à cette heure sans un rouge liard.
Il est vrai que le comte avait quelque part, dans un coin de Paris, un ami, ce coiffeur qui lui avait donné un refuge et chez lequel, le rasoir à la main, il avait si longtemps dissimulé sa qualité d’ancien officier et d’aristocrate ; ce même homme de chez qui il était sorti un soir, avec un camarade, pour aller au café de la rue des Bons-Enfants.
Mais qu’était devenu le coiffeur ?
N’avait-il pas été arrêté ?
– Puisque les masques rouges m’ont sauvé, pourquoi ne sauveraient-ils pas ma cousine ?
Seulement, il fallait deux choses pour cela.
D’abord, verser six mille livres en son nom.
Lucien n’avait pas d’argent, mais en entrant chez le coiffeur il lui avait confié une somme importante. Si le coiffeur vivait encore, s’il n’était pas en prison, le comte aurait de l’argent. Ce n’était donc pas là une difficulté insurmontable. Mais il y en avait une autre plus sérieuse. Où trouver les masques rouges ? Ils se réunissaient tantôt ici, tantôt là, jamais au même endroit. Lucien n’en connaissait pas un seul par son nom.
Et songeant à Aurore, il songeait également à Jeanne, à Jeanne que maintenant il pouvait épouser, et il continuait son chemin d’un pas fiévreux, tant il avait hâte de savoir si le pauvre coiffeur était encore de ce monde.
Comme il venait de passer devant l’arcade Colbert, une main s’appuya sur son épaule. Lucien se retourna. Il avait devant lui son sauveur, l’homme qui lui avait jeté un manteau sur les épaules.
– Vous ! dit-il.
– Parbleu ! je ne vous ai pas quitté un seul instant.
– Vous me suiviez ?
– Naturellement.
– Ah !
– Vous pensez bien, reprit l’inconnu, que nous n’abandonnons pas ainsi les gens et que nous accomplissons notre tâche en conscience.
– Que voulez-vous dire ?
– Ce n’est pas tout d’arracher les gens à l’échafaud, il faut encore les mettre dans l’impossibilité d’y retourner. Quand nous avons mis un des nôtres en liberté, nous lui donnons un passeport et de l’argent pour gagner l’étranger ; mais vous n’avez pas besoin de quitter Paris, vous.
– Ah ! fit Lucien.
– Vous êtes censé avoir été guillotiné aujourd’hui.
– Comment cela ?
– L’échafaud, détraqué par nos soins, car nous avons des amis partout, a été réparé séance tenante, et les autres condamnés ont été exécutés. Personne ne s’est aperçu de votre fuite.
– Vraiment ?
– Et le greffier vous a pointé sur la liste comme mort. Par conséquent on ne s’occupera plus de vous. Maintenant, avez-vous de l’argent ?
– Je sais où en trouver, à moins que la personne dont je parle n’ait été arrêtée ?
– Vous alliez chez elle ?
– Oui.
– Eh bien ! je vais vous accompagner.
– Monsieur, dit Lucien, pour être de votre association, il suffit de verser six mille livres ?
– Par an.
– Les femmes sont-elles admises ?
– Tout comme les hommes.
– Vous étiez tout à l’heure au pied de l’échafaud ?
– Sans doute.
– Alors vous avez vu cette jeune fille qu’on a dit être enceinte ?
– Oui.
– La sauveriez-vous ?
L’inconnu parut réfléchir.
– Il est bien tard, dit-il ; cependant, nous avons au moins quatre ou cinq jours devant nous. Mais…
– Mais quoi ?
– Écoutez, reprit cet homme, je vais vous faire une confidence.
– Parlez…
– Vous savez que nos statuts sont inexorables. Celui qui oublie de payer sa prime est abandonné.
– Je sais cela.
– Un des nôtres est en ce moment à l’Abbaye. Il doit être exécuté après demain… si d’ici là il n’a fait payer ses six mille livres. Il est en retard d’un mois au moins. Cela tient à ce qu’il avait confié de l’argent à un ami, et que cet ami a disparu.
– Emportant l’argent ?
– Naturellement. Cependant, nous avions tout préparé pour son évasion. S’il ne paie pas d’ici à demain soir, et que vous versiez six mille livres pour la jeune fille dont vous parlez, c’est elle qu’on fera évader.
– Mon Dieu, murmura Lucien, pourvu que je retrouve le coiffeur !…
En causant ainsi à mi-voix, ils étaient arrivés rue Saint-Honoré. Lucien étouffa un cri de joie. Il venait d’apercevoir la bienheureuse boutique. Lucien y entra. Il ne s’y trouvait qu’un client qui tournait le dos à la porte.
Le patron qui, en ce moment, lui tenait le menton, aperçut Lucien et éprouva un tel saisissement, que le patient jeta un cri.
– Vous m’avez coupé, dit-il.
Lucien avait posé un doigt sur sa bouche. Le coiffeur, revenu de son émotion, s’excusa, appliqua sur la coupure un morceau de taffetas et continua, sa besogne.
Lucien et l’inconnu s’assirent comme des clients qui attendent leur tour.
L’homme que le coiffeur avait coupé maugréa jusqu’à ce qu’il fût entièrement rasé ; puis il jeta cinq sous sur le comptoir et s’en alla de fort mauvaise humeur sans faire aucune attention aux nouveaux venus.
Alors Lucien alla s’asseoir dans le fauteuil qu’il venait de quitter.
– Prends garde de me couper, citoyen, dit-il en souriant.
– Je vous ai cru mort, balbutia-t-il.
– As-tu toujours mon argent ?
– Toujours.
– Je puis en disposer ?
– À l’instant même.
Lucien respira.
– Il y a dix-huit mille livres, ajouta le coiffeur.
– Oh ! pensa Lucien, je puis sauver Aurore et Jeanne, et il me restera encore assez d’argent pour les emmener hors de France.
L’inconnu demeurait impassible.
– On vous a rasé les cheveux par derrière, dit-il, vous ferez bien de demander une perruque.