XXXIX

L’Artésienne arriva à Paris vers quatre heures du matin.

Comme le pavé de la grande ville succédait à celui de la route, le capitaine s’éveilla. Alors Bibi jugea qu’il était temps de lier conversation avec lui.

– Où descendez-vous, capitaine, lui demanda-t-il.

– Je ne sais pas, répondit Dagobert, dans le premier hôtel venu. Je ne fais, du reste, que traverser Paris.

– Ah ! fit Bibi. Vous avez un congé, sans doute ?

– Un congé de quinze jours, et j’en profite.

– Pour aller dans votre famille ?

Dagobert eut un sourire triste.

– Je n’ai pas de famille, dit-il.

– Vos amis, alors ?

– Oui, mes amis… et, dit Dagobert en soupirant, je ne sais pas si je les retrouverai…

– Pourquoi ne les retrouveriez-vous pas, capitaine ?

– Hélas ! nous vivons en un temps, reprit Dagobert, où l’on n’est jamais sûr du lendemain.

– Oh ! les aristocrates, oui.

Et Bibi, regardant Dagobert, lui dit en souriant :

– Vous êtes un enfant du peuple, j’imagine ?

– Avant d’être soldat, j’étais forgeron, répondit simplement Dagobert.

– Par conséquent, vos amis sont comme vous ?…

Dagobert ne répondit pas.

– Et allez-vous loin de Paris ? demanda encore Bibi.

– À quarante lieues environ.

– Dans l’Orléanais, peut-être ?

Dagobert tressaillit.

– Qui vous l’a dit ? fit-il.

– Tout à l’heure, continua Bibi, quand nous serons arrivés, je vous dirai bien autre chose.

– Quoi donc ?

– Chut ! fit Bibi d’un ton de mystère.

Et il prit la main du capitaine, et, la serrant, il lui dit :

– Ce n’est peut-être pas le hasard qui m’a jeté sur votre chemin.

– Que voulez-vous dire ?

– Patience ! vous saurez tout…

Dagobert était singulièrement intrigué. Mais Bibi ne voulut pas s’expliquer davantage. Enfin la voiture s’arrêta dans la cour du bureau.

Alors Bibi se pencha à l’oreille de Dagobert :

– J’ai à vous dire des choses que nul ne peut ni ne doit entendre.

– Qui donc êtes-vous ?

– Oh ! fit Bibi en sautant lestement à terre, mon nom ne vous apprendrait pas grand’chose ; mais venez…

Et il l’entraîna dans un coin obscur de la cour. Alors sa physionomie débonnaire prit subitement un air de gravité.

– Avant d’entendre ce que j’ai à vous dire capitaine, fit-il, persuadez-vous bien d’une chose.

– Laquelle ?

– C’est que votre acte d’héroïsme qui vient de vous mettre en lumière, qui fait que votre nom est dans toutes les bouches, vous rend tout-puissant en ce moment. Ce que vous demanderez, vous l’obtiendrez.

– Mais que voulez-vous donc que je demande ?

– Attendez.

Ils étaient bien seuls en ce moment, et les voyageurs qui entouraient la voiture, occupés à réclamer leurs bagages, ne faisaient nulle attention à eux.

– Vous êtes bien le capitaine Dagobert, le héros de la dernière bataille, l’ancien forgeron ?

– Oui, dit Dagobert.

– Vous aimiez une femme…

Dagobert pâlit.

– Une jeune fille, une aristocrate…

– Comment savez-vous cela ? murmura Dagobert d’une voix étranglée.

– Elle se nomme la comtesse Aurore des Mazures, poursuivit Bibi avec un singulier accent d’autorité.

Dagobert étouffa un cri.

– Elle a une sœur du nom de Jeanne…

– Taisez-vous ! fit Dagobert, qui jeta un regard d’épouvante autour de lui.

– Eh bien, dit Bibi, il faut la sauver.

– La sauver ! exclama Dagobert qui sentait ses genoux fléchir.

– Oh ! fit Bibi, vous n’avez pas pâli devant la mitraille, pâlirez-vous donc devant les menaces de la destinée ?

Et il lui serra la main avec force.

– Quand vous m’avez rencontré à Pontoise, poursuivit l’homme de la police, j’allais à l’armée de Sambre-et-Meuse, ou plutôt j’allais à votre rencontre.

– Qui vous envoyait ?

– Ceux qui, comme vous, s’intéressent au sort de la comtesse Aurore.

– Mais, balbutia Dagobert, elle est donc en danger ?

– Arrêtée, emprisonnée… condamnée à mort !

Dagobert chancela. Mais ce fut un mouvement de faiblesse qui eut à peine la durée d’un éclair.

– Oh ! dit-il, la République pour qui j’ai versé mon sang me doit compte du sien.

– C’est précisément parce que vous êtes le seul homme à qui la République ne peut refuser la grâce d’Aurore, que je vous avertis, dit Bibi.

Le calme de cet homme avait passé subitement dans l’esprit et dans le cœur de Dagobert.

Le héros reparaissait et se sentait capable d’accomplir des prodiges pour sauver celle qu’il aimait.

– Capitaine, continua-t-il, il y a dans la rue Saint-Honoré un hôtel où je vous engage à descendre, c’est l’hôtel de Champagne et de Picardie. C’est là que j’irai vous retrouver à onze heures précises. Jusque-là tenez-vous tranquille, il n’y a pas péril en la demeure.

Et les deux valises à la main, il partit en courant. Dix minutes après, il était chez lui. Son appartement était dans le même état que la veille, et Bibi se trouva complètement rassuré. Cependant il ne se mit point au lit, bien qu’il eût passé une nuit blanche.

Bibi voulait savoir ce qui était arrivé en son absence, et il eut un dernier battement de cœur en pensant que peut-être le voyageur de la table d’hôte s’était trompé. Donc, au lieu de se coucher, il se mit à sa fenêtre. La soupente de la blanchisseuse dans laquelle couchait Zoé était éclairée.

On voyait, pareillement de la lumière à la fenêtre de l’arrière-boutique qui donnait sur la cour. Évidemment tout le monde était déjà levé à moins que personne ne se fût couché, ce qui était tout aussi vraisemblable.

Un bruit de voix confuses montait à l’oreille de Bibi, mais ces voix paraissaient calmes, et, selon toute apparence, le désespoir de la nuit précédente s’était apaisé.

Le voyageur de la table d’hôte avait dit vrai sans doute.

Les premières clartés du jour commençaient à glisser sur les toits.

– Il faut que je retrouve mon ami Paul, se dit Bibi. De deux choses l’une : ou le chef de la sûreté était mort de douleur, ou, revenu à lui, il s’occupait de sauver sa fille.

La veille au matin, Bibi était embarrassé de trouver son ami ailleurs que dans son bureau de la rue des Orfèvres ; mais cette fois, rien ne lui paraissait plus facile. En effet, le citoyen Paul, à la suite de son évanouissement, avait dû être transporté dans la boutique d’un apothicaire qui se trouvait à l’angle du quai et du pont Neuf ; l’apothicaire saurait dire en quel lieu on l’avait reconduit.

Cependant Bibi attendit le jour et changea de vêtements.

Comme il était prêt à partir, on frappa doucement à la porte. Bibi tressaillit et alla ouvrir.

– C’est moi, citoyen, dit une petite voix aigre et flûtée.

Bibi reconnut et entra. La grêlée entra et ajouta :

– Je vous ai bien cherché hier tout le jour, allez, citoyen.

– Vraiment ? dit Bibi.

Et il conduisait l’enfant dans sa chambre.

– Oh ! quel malheur, monsieur, reprit le petit monstre, rien ne va comme nous voulons.

– Plaît-il ? fit Bibi, qui pensait que l’enfant allait lui apprendre en détail ce qu’il ne savait encore que sommairement.

– Non, monsieur, dit tristement Zoé.

– Qu’y a-t-il donc, ma mignonne ?

– On n’a pas guillotiné Aurore.

– Allons donc !

– C’est la vérité, monsieur. Quel malheur ! C’était pourtant bien arrangé comme ça… et sans Polyte…

– Polyte ? Qu’est-ce que Polyte ? demanda Bibi.

– C’est le nouvel ami de Benoît le bossu.

– Bon !

– C’est lui qui est monté sur l’échafaud et qui a dit je ne sais quoi, puis le peuple a crié et on ne l’a pas guillotinée.

– Et où est ce Polyte ?

– Il est en bas, citoyen, chez ma patronne. Mais il va s’en aller. Il va voir une grande dame qui est l’amie du citoyen Robespierre…

Bibi tressaillit et songea à Antonia.

– Et il paraît que cette dame fera sortir de prison la belle Aurore, continua Zoé avec un accent de farouche ironie.

– En vérité !

– Ça fait que vous et moi nous aurons travaillé pour rien. L’autre, la blonde, est bien tranquille en bas, pendant ce temps.

– Mon enfant, dit Bibi, tu es bien gentille, mais tu n’as pas de patience. Si tu veux être bien sage, je t’assure que tout ira pour le mieux.

– On la guillotinera ?

– Oui, toutes les deux.

– Oh ! si vous saviez comme je les déteste ! murmura-t-elle avec un accent de haine féroce.

– Va-t-en, dit Bibi, et prends bien garde qu’on ne se doute que tu es venue ici.

– Oh ! il n’y a pas de danger, murmura Zoé.

Et elle s’esquiva.

– Diable ! poursuivit Bibi, nous sommes à peine sortis d’un danger que nous tombons dans un autre. Ce Polyte, c’est le jeune homme que la citoyenne Antonia a soigné. Je ne sais pas quel conte il a pu lui faire ; mais s’il compte sur sa protection pour sauver Aurore, il se trompe fort.

Voilà où il faut aviser et ne perdre de temps.

Et Bibi descendit cinq minutes après Zoé, et il frappa discrètement aux volets de la devanture, que la blanchisseuse n’avait pas encore enlevés.

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