– Vous êtes un honnête homme, dit Lucien en serrant la main du coiffeur.
– Oh ! répondit celui-ci, il n’y a pas de mérite à cela.
Et il reprit son rasoir. Alors Lucien ajouta :
– Je ne sais pas quand je vous reverrai, mais l’occasion s’en présentera, et peut-être avec elle celle de vous témoigner ma reconnaissance.
– Vous m’avez donné la main ; je suis payé amplement, dit le coiffeur.
En ce moment un client entra dans la boutique, et Lucien et l’inconnu sortirent, adressant un regard de dernier adieu à l’honnête coiffeur. Quand ils furent dans la rue, l’inconnu dit à Lucien :
– On ne fait pas de comptes d’argent dans la rue ; serrez bien votre sac et prenez garde de le laisser échapper.
– Il est sous mon manteau et nul ne peut le voir, répliqua Lucien. Où allons-nous ?
– Je vais vous conduire dans un cabaret où nous souperons.
– Ah !
– Entrez, dit l’inconnu, et causons.
Puis il ferma la porte.
Lucien posa son sac de louis, – car le sac ne contenait que de l’or, – sur une chaise, le couvrit avec sa casquette, et s’assit.
– J’ai dix-huit mille livres, dit-il.
– Je ne vous en demande que six mille, dit l’inconnu.
– Oui, mais je voudrais sauver deux personnes.
– Diable !
Et l’inconnu fronça le sourcil.
– Monsieur, dit Lucien, je ne vous parle pas de ma cousine Aurore, la belle personne que vous avez vue ; votre parole me suffit.
– Pardon, dit le masque rouge, je vous ai dit qu’on ne pourrait la sauver qu’autant que « l’autre », pour qui on avait préparé l’évasion, n’aurait pas payé.
– À quand le dernier délai ?
L’inconnu tira sa montre.
– Il est cinq heures, dit-il.
– Bon.
– Si à huit heures le caissier de l’association n’a rien reçu, on ne s’occupera plus de lui.
– Fort bien.
– Maintenant, quelle est l’autre personne dont vous parlez ?
– C’est une femme aussi.
– Ah !
– Une femme que j’aime…
– Tiens ! dit naïvement l’inconnu, je croyais que vous aimiez la belle personne de l’échafaud ?
– D’amitié, oui, pas d’amour.
– Et… cette autre ?
– J’en veux faire ma femme.
– Elle est donc en prison aussi ?
– Non.
– Est-elle libre ?
– Jusqu’à présent.
– Mais on la poursuit ?
– Je ne sais pas.
– Si elle n’est pas en prison, je pense qu’on peut s’occuper d’elle.
– Oh ! puissiez-vous dire vrai ! fit Lucien ému.
– Six et six font douze, dit le masque rouge ; donnez-moi douze mille francs avant que l’officieux arrive.
Lucien s’empressa d’ouvrir le sac et il se mit à empiler les pièces d’or. Quand le compte y fut, il lui restait six mille livres qu’il glissa par fractions dans toutes ses poches, tandis que le masque rouge en faisait autant de la première somme et lui disait :
– Je réponds de l’une, celle qui n’est pas en prison.
– Vraiment ?
– Quant à l’autre, je vous l’ai dit, cela ne dépend pas de moi. Nous allons souper, puis vous m’attendrez ici.
– Je vous attendrai, dit Lucien.
* *
*
Une heure après le masque rouge sortit, laissant Lucien tout seul.
Enfin, comme neuf heures sonnaient, celui-ci revint.
– Notre pauvre associé n’a pas versé, dit-il ; ce n’est pas lui qu’on sauvera.
– Ah ! dit Lucien qui eut un moment de joie égoïste. Et vous sauverez ma cousine ?
– Oui, la nuit prochaine…
– Et l’autre ?
– L’autre aussi. Son nom ?
– Jeanne.
– Où la trouvera-t-on ?
– Rue du Petit-Carreau, chez une blanchisseuse.
– Bien, dit le masque ; maintenant, allez où vous voudrez et dormez sur les deux oreilles.
Revenons maintenant à Dagobert que nous avons laissé à six heures du matin dans la cour des pataches artésiennes.
L’hôtel dont Bibi avait parlé était à deux pas de la cour des pataches ; on apercevait, du seuil de cette cour, la lanterne sur laquelle l’enseigne était écrite en lettres noires.
Dagobert prit son portemanteau sous son bras et, chancelant toujours, il se dirigea vers l’hôtellerie. Le garçon de nuit qui le reçut était celui-là même à qui, deux jours auparavant, s’était adressé Benoît le bossu. Il avait à la main une sorte de registre sur lequel les règlements de la police exigeaient que chaque voyageur apposât son nom.
Dagobert fit un brusque mouvement en voyant rentrer le garçon, et comme s’il eût eu honte de sa faiblesse, il détourna la tête.
– Pardon, citoyen capitaine, dit le garçon, mais il faut que vous me donniez votre nom.
Et il présenta le registre et une plume à Dagobert. Celui-ci écrivit :
« Le capitaine Dagobert ».
Le registre de l’hôtel était demeuré ouvert sous les yeux de Dagobert, et il promenait sur ses pages un regard distrait. Tout à coup il tressaillit. Un peu au-dessus du sien, un nom était écrit :
« Le citoyen Camusat ».
– Quel est cet homme ? demanda vivement Dagobert.
– C’est un officier comme vous, citoyen.
– Un chef de brigade.
– Oui.
– Tout jeune ?…
– Trente ans à peine.
– Et il loge ici ?
– Il y est encore.
Dagobert jeta un cri.
– Je veux le voir, sur-le-champ.
– Mais il est couché.
– Oh ! ça ne fait rien… je suis son ami… il se lèvera, dit Dagobert avec véhémence : où est sa chambre ?
– À l’autre bout du corridor, n° 11.
Dagobert se leva, s’empara du flambeau qui brûlait sur la cheminée, s’élança vers la porte, traversa le corridor en courant et alla frapper violemment à la porte du n° 11.
– Qui est là ? demanda la voix d’un homme évidemment réveillé en sursaut.
– Moi, général, moi, le capitaine Dagobert.
La porte s’ouvrit et Dagobert se trouva en présence d’un homme en chemise, qui lui dit :
– Ah ! mon cher ami, si je m’attendais à te voir !
Et il le prit dans ses bras. Dagobert était toujours pâle et deux grosses larmes roulaient sur ses joues. Mais l’homme en chemise n’y prit garde. Et se fourrant dans son lit, tandis que Dagobert fermait la porte :
– J’aurais dû m’en douter, dit-il. Tous les militaires de passage à Paris descendent à l’hôtel de Champagne.
– C’est le hasard, balbutia Dagobert.
– Mais ce n’est pas le hasard qui t’amène à Paris, dit le chef de brigade, car le citoyen Carnot, ministre de la guerre, a dû t’écrire ?
– Non, répondit Dagobert.
– Il t’a écrit.
– Alors j’étais parti déjà… Pourquoi m’écrivait-il ?
– Il veut te présenter à la Convention.
Dagobert étouffa un cri.
– Tu es le héros du jour, acheva le chef de brigade, et nos gouvernants veulent se repaître de ta vue.
Dagobert tremblait de tous ses membres.
Tout à coup le chef de brigade s’aperçut qu’il pleurait.
– Mon Dieu ! lui dit-il, mais qu’as-tu donc ? Est-ce l’émotion d’une pareille nouvelle ?
– Non, répondit Dagobert ; mais à l’heure où le ministre veut me présenter à la Convention, on dressera peut-être l’échafaud de celle que j’aime !
Il écouta le récit de Dagobert, fronça le sourcil d’abord, puis son front se rasséréna tout à coup :
– Ta fiancée est sauvée d’avance, dit-il.
– Mais ce n’est pas ma fiancée… dit Dagobert.
– Qu’importe ! tu l’aimes ?
– Ah ! fit Dagobert en posant la main sur son cœur.
– Eh bien ! tu diras à la Convention que c’est ta fiancée.
– Et on lui fera grâce ?
– Par dieu !
Et le chef de brigade Camusat ajouta :
– Tous nos gouvernants ne sont pas des tigres…, tu verras !
Et Dagobert sentit l’espérance gonfler sa poitrine. Il avait retrouvé un ami, et cet ami lui répondait de la vie de sa chère Aurore !…