XLIII

Tandis que le capitaine Dagobert attendait impatiemment l’heure de pouvoir se présenter au ministère de la Guerre, le père Bibi et Polyte, après avoir visité le citoyen Paul à l’hôpital, se dirigeaient vers l’hôtel de Champagne et de Picardie.

Bibi avait prononcé le nom de Dagobert, et Polyte avait eu un accès de fureur jalouse.

Mais Bibi était un philosophe pratique, il avait une grande connaissance du cœur humain, et il connaissait l’art d’apaiser les passions les plus volcaniques et les plus sauvages. Bibi, en quelques mots, calma Polyte.

– Que t’es bête ! avait-il dit.

– Bête ? fit Polyte étonné.

– Sans doute.

– Et pourquoi suis-je bête ?

– Tu aimes la belle brune, n’est-ce pas ?

– Oh ! fit le gamin de Paris.

– Le capitaine l’aime aussi.

Polyte serra les poings.

– Je t’ai dit que je lui mangerais le cœur.

– Sais-tu que tu es mauvais tout de même ? dit Bibi en souriant.

– Pourquoi donc voulez-vous que je sois bon ? répondit Polyte avec un rire féroce.

– Dame ! je ne sais pas moi.

– Je suis un enfant perdu, je n’ai jamais eu ni père ni mère. Quand j’étais petit, on me battait. J’ai couché souvent au coin de la borne, et je me suis nourri de trognons de choux.

– Pauvre garçon ! dit Bibi.

– Quand j’ai été grand, j’ai voulu travailler. Les patrons me volaient sur le prix de mon travail. Quand on est volé, autant se faire voleur. J’ai grinchi. C’est encore un métier passable. On m’a mis en prison, on m’a donné le fouet, mais je suis sorti, et mes épaules meurtries se sont cicatrisées.

Puis j’ai eu un peu de bon temps quand la République est venue. On pêche toujours mieux dans l’eau trouble que dans l’eau claire. Et puis encore, je suis allé voir guillotiner. Ça m’amusait au commencement…

– Et maintenant ?

– Maintenant, ça ne me fait plus d’effet.

– Tu n’as donc jamais aimé personne ?

À cette question, Polyte tressaillit et un nuage de mélancolie passa sur son front.

– Si, dit-il, j’ai aimé la mère Gothon. Pauvre femme !

– Qu’est-ce que c’est donc que la mère Gothon ?

– Une portière, une tricoteuse. Elle m’avait loué un cabinet dans la maison où elle était. Je ne payais pas, et elle n’avait jamais rien dit. Bien plus, j’ai été malade, elle m’a soigné.

– Vraiment ?

– Et même elle m’a nourri les trois ou quatre mois que j’étais trop faible pour sortir et aller chercher ma vie. C’est la seule personne qui m’ait jamais fait du bien.

– Ah ! fit Bibi.

Mais tout à coup Polyte s’arrêta de nouveau.

– Suis-je bête ! dit-il.

– Et pourquoi donc es-tu bête ?

– Parce qu’il y a une autre personne que j’oubliais…

– Et cette personne ?…

– Sans elle, je ne jaserais pas avec vous à cette heure.

– Oh ! dit Polyte, c’est une histoire, allez !

– Voyons ?

– C’est déjà vieux, ça. Il y a près de quatre ans, et la révolution commençait.

On chargeait le peuple aux Tuileries, et j’étais, moi, tout gamin, avec le peuple, comme bien vous pensez. Les soldats ne chargeaient pas tous avec joie ; il y en avait qui manquaient d’entrain. Moi, j’avais un pistolet que j’avais volé à la devanture d’un armurier. J’avais guigné de l’œil, depuis longtemps, un bel officier qui avait un cheval blanc et qui faisait tourner son sabre en criant : Sus ! sus ! à cette canaille !

La canaille, c’était le peuple, et j’étais du peuple, moi !

Je ne fais ni une ni deux, je passe au travers des chevaux, j’arrive jusqu’à l’officier, et, à quatre pas, je lui casse la tête avec mon pistolet.

Vous pensez si j’étais pris. On me renverse, dix baïonnettes s’appuient sur ma poitrine ; je me vois fusillé, lorsqu’un grand soldat brun, qui avait de longs cheveux, se précipite et dit :

– Arrêtez ! camarades, c’est un enfant ! Nous ne sommes pas des bouchers, nous sommes des soldats !

Et il me prend sur ses épaules, m’emporte et me jette sain et sauf dans les rangs du peuple en me disant :

– Sauve-toi !

– Vous voyez, citoyen, dit-il en terminant, que c’est deux personnes au lieu d’une qui m’ont fait du bien.

– Et tu n’as jamais revu ce soldat ?

– Jamais.

– Tu ne sais pas son nom ?

– Comment voulez-vous que je le sache…

– Mais tu le reconnaîtrais si tu le voyais ?

– Ah ! mais oui…

Puis un sourire mélancolique revint aux lèvres de l’enfant de Paris.

– On en a tant tué des soldats depuis quatre ans, dit-il. Bien sûr qu’il y a passé comme les autres.

Tout en causant ainsi, Polyte et Bibi étaient arrivés à la porte de l’hôtel de Champagne.

– Ah çà ! dit alors Bibi, je pense que tu vas être raisonnable.

– Comment cela ?

– Tu vas voir le capitaine.

Polyte serra les poings.

– Et tu vas rentrer ta jalousie, au moins.

Polyte ne répondit pas.

– Puisque tu l’aimes, ajouta Bibi, il faut la sauver.

– Vous avez raison, dit Polyte.

Et il suivit l’homme de police.

Dagobert n’avait pas bougé de l’hôtel. D’abord il attendait cet inconnu qui lui avait donné rendez-vous, et qui, le premier, lui avait appris le sort d’Aurore. Ensuite, son ami le chef de brigade Camusat lui avait donné le conseil non seulement de se tenir tranquille pendant toute la matinée et de ne se présenter au ministère qu’à midi, mais encore de ne point parler à Carnot de sa fiancée.

– C’est à la Convention directement qu’il faut que tu t’adresses pour avoir sa grâce, lui avait-il dit.

Et le chef de brigade Camusat était allé au ministère annoncer l’arrivée du capitaine Dagobert, l’homme dont toute la France républicaine parlait en ce moment avec enthousiasme.

Donc lorsque Bibi entra, Dagobert était seul.

– Vous le voyez, je suis de parole, dit Bibi.

Dagobert regarda Polyte.

– Qu’est-ce que cet homme ? dit-il.

Mais Bibi n’eut pas le temps de répondre.

Polyte avait jeté un cri, un cri terrible, moitié de bête fauve, moitié humain.

Polyte se jeta tout à coup au-devant du capitaine et lui posa les deux mains sur les épaules, à la grande stupéfaction de Bibi.

– Ah ! dit-il, vous demandez qui je suis ? Mais vous ne me reconnaissez donc pas comme je vous reconnais, moi ?

– Qui donc êtes-vous ? répéta Dagobert.

– Je suis l’enfant que vous avez sauvé aux Tuileries le 13 juillet ! s’écria Polyte.

Et il prit les mains du capitaine, les porta à ses lèvres avec transport et, riant et pleurant tout à la fois, il murmurait :

– Et dire que tout à l’heure je voulais lui manger le cœur !…

La bête fauve était devenu un agneau. Le gamin féroce qui se plaisait aux lugubres spectacles de la place de la Révolution, parlait maintenant de verser son sang pour Dagobert jusqu’à la dernière goutte !…

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