XLIV

Que devenait, pendant ce temps-là, l’instigatrice de toutes ces catastrophes, la cheville ouvrière de tous ces malheurs ? Antonia, s’il est besoin de la nommer ?

L’ancienne cuisinière de la comtesse des Mazures, la servante Toinon, devenue la citoyenne Antonia, la maîtresse du représentant X…, l’amie du citoyen Robespierre, un personnage important, enfin, dans la machine gouvernementale du moment, s’était abandonnée un instant à une sécurité trompeuse. On sait ce qui s’était passé l’avant-veille. Aurore avait été arrêtée. Deux lignes de la main du citoyen X… au greffier de la prison avaient hâté le dénouement. Entrée pendant la nuit à l’abbaye, Aurore s’était trouvée le lendemain sur la liste de ceux qui devaient périr le jour même.

Le greffier, qui se trouvait être par hasard une créature du citoyen X…, avait la courtoisie de lui envoyer le matin même un double de cette liste.

Le citoyen X…, qui ne laissait jamais échapper une occasion de faire sa cour à Antonia, était monté dans un fiacre, juste à l’heure où on conduisait les condamnés à l’échafaud, et il avait couru à Palaiseau.

Antonia avait bondi de joie en parcourant la liste des yeux. Non seulement Aurore s’y trouvait ; mais il y avait encore le comte Lucien des Mazures. Des trois personnes qui seules auraient pu lui demander un jour compte de la fortune volée, deux avaient dû ce jour-là même perdre la tête sur l’échafaud révolutionnaire.

Le citoyen X… profita de cette joie pour avancer ses petites affaires particulières. Il était quelque peu tourmenté par de nouveaux créanciers ; il devait des misères, cinq ou six mille livres, peut-être. Antonia lui en donna dix mille, et le citoyen X… partit non moins enchanté, promettant de revenir souper le soir et d’amener Robespierre.

Mais la joie d’Antonia devait être de courte durée. À sept heures du soir, l’officieux qu’elle envoyait tous les jours à Paris lui chercher les gazettes lui apporta le « Père Duchêne ». La presse ultra-révolutionnaire relatait le scandale qui avait eu lieu sur l’échafaud même et qui avait abouti au sursis de l’exécution d’Aurore.

Le rédacteur de l’article témoignait hautement son approbation à la sagesse du greffier qui avait fait reconduire la jeune fille en prison ; il ajoutait même qu’il était à désirer que la jeune fille fût réellement enceinte, et que la nation, se montrant indulgente, lui rendît la liberté à la condition qu’elle épousât son séducteur et fusionnât ainsi un enfant du peuple avec une aristocrate.

Au portrait qu’il traçait du jeune homme à qui Aurore devait provisoirement la vie, Antonia reconnut Polyte, et elle fut prise d’un violent accès de fureur.

Ainsi Aurore n’était pas morte, Aurore, déclarée enceinte, vivrait peut-être !

Le citoyen X… arriva vers dix heures. Il annonçait que Robespierre, retenu par de graves occupations, n’avait pu venir souper chez la citoyenne Antonia.

Il s’agissait bien de Robespierre, en vérité !

Antonia lui montra le journal et le traita de niais et d’imbécile.

Le citoyen X… reçut l’averse d’injures sans sourciller ; puis il déclara que le mal n’était pas grand et que ce n’était qu’un retard de trois ou quatre jours.

Il se montra même si affectueux et si caressant que la citoyenne Antonia lui octroya son pardon et qu’il repartit pour Paris, promettant que la belle comtesse Aurore ne languirait pas longtemps en prison.

Le lendemain, jour de l’arrivée de Dagobert à Paris, à onze heures du matin, Antonia était encore au lit quand le bruit d’une voiture se fit entendre dans la cour.

En même temps, la camériste entra précipitamment et lui dit :

– Madame, c’est le citoyen X… qui arrive en toute hâte.

Dans l’intimité, Antonia ne souffrait pas qu’on l’appelât citoyenne. Jamais le citoyen X… ne venait voir Antonia le matin, ni dans la journée, et c’était la première fois que pareille chose arrivait. Son étonnement fut si grand qu’elle se jeta précipitamment à bas de son lit, et qu’elle s’enveloppa d’un peignoir à la hâte en disant :

– Fais entrer le citoyen X…

Le digne représentant du peuple était non moins effaré.

– Mon Dieu ! lui dit Antonia, qu’avez-vous ? avez-vous encore besoin d’argent ?

– Ce n’est pas pour moi que je viens, répondit-il, c’est pour vous.

– Pour moi ?

D’un geste impérieux le citoyen X… congédia la camériste, puis, tout essoufflé, il se laissa tomber sur un siège.

– Voyons, parlez, de quoi s’agit-il ? dit Antonia avec une anxiété croissante. »

– Avez-vous lu le « Père Duchêne » ?

– Sans doute.

– Hier, oui, mais avant-hier ?

– Non.

– Eh bien ! lisez-le.

Et le citoyen X… tira de sa poche le même journal que Jeanne et Aurore, on s’en souvient, avaient fait acheter dans la rue et qui contenait le récit de la belle conduite du capitaine Dagobert.

Puis il posa le doigt sur cet article et répéta :

– Lisez !

Comme on le voit, le citoyen X… possédait toute la confiance d’Antonia, qui l’avait mis au courant de son histoire, lui apprenant quels liens mystérieux rattachaient l’ancien forgeron aux deux jeunes filles dont elle souhaitait si ardemment la mort.

Antonia lut avec calme.

– Ah ! ah ! dit-elle, l’homme qui ferrait mon âne est en train de justifier ma prophétie.

– Quelle prophétie ?

– Je lui ai prédit qu’il porterait des habits brodés, après avoir lu dans sa main. Eh bien ! tant mieux pour lui.

– C’est ainsi que vous le prenez ? exclama le citoyen X…

– Dame !

– Mais vous savez bien qu’il aime Aurore.

– Qu’importe !

– Mais il est à Paris…

Antonia fit un soubresaut.

– À Paris, dites-vous ? il est à Paris ?

– Oui.

– Depuis quand ?

– Depuis ce matin.

– Comment le savez-vous ?

– Par le plus grand des hasards ; j’étais, il y a une heure, au ministère de la guerre.

– Et vous l’avez vu ?

– Non. Mais j’ai rencontré un chef de brigade appelé Camusat qui venait annoncer son arrivée à Carnot.

– Eh bien.

– Et Carnot doit le présenter à la Convention.

– Quand ?

– Aujourd’hui même.

Antonia pâlit.

– Maintenant, poursuivit le citoyen X…, admettez que le capitaine Dagobert sache qu’Aurore est en prison et qu’elle doit périr, savez-vous ce qu’il demandera à la Convention quand on l’aura félicité de sa belle conduite ? Il lui demandera la grâce de sa fiancée.

– Et il l’obtiendra, dit froidement Antonia.

Le citoyen X… baissa la tête.

– Eh bien, reprit Antonia, comment empêcher cela ?

– Je n’en sais rien ; c’est-à-dire je n’ai trouvé qu’une chose.

– Laquelle ?

– Le moyen de remettre la présentation à demain.

– Comment cela ?

– Aujourd’hui, la Convention a à s’occuper d’un projet de loi dont je suis rapporteur et qui est d’un haut intérêt. Je traînerai le rapport en longueur et je demanderai que toute autre affaire soit renvoyée à demain.

– Bon !

– Mais après, je ne sais plus ce que nous ferons.

Antonia haussa les épaules.

– Savez-vous, au moins, où est logé le capitaine Dagobert ?

– Oui.

– C’est bien heureux, fit-elle avec ironie.

– Il est à l’hôtel de Champagne et Picardie, rue Saint-Honoré.

– C’est tout ce que je voulais savoir, dit Antonia.

– Votre silence m’étonne, citoyenne.

– En vérité !

Et Antonia eut un regard de mépris pour le citoyen X…

– Mon cher, lui dit-elle, quand je fais faire mes affaires, elles vont tout de travers, c’est ce qui m’arrive aujourd’hui.

Le citoyen X… se mordit les lèvres.

– Mais elles vont bien quand je les fais moi-même.

– Que voulez-vous dire ?

Antonia ne répondit pas ; mais elle alla ouvrir un coffre dans un coin de la chambre, et le citoyen X…, étonné, l’en vit tirer tour à tour une jupe rouge, une veste à paillettes, une toque noire à plume bleue et une guitare allemande.

– Qu’est-ce que tout cela ? fit-il stupéfait.

– Le costume et l’instrument que je portais quand j’étais bohémienne.

– Mais que voulez-vous faire ?

– Ceci est mon secret. Maintenant, rendez-moi un léger service.

– Parlez.

– Vous êtes venu en voiture ?

– Sans doute.

– Eh bien ! vous allez me ramener à Paris. Je vais faire mes affaires moi-même.

Et Antonia remit la guitare et les oripeaux dans le coffre et donna l’ordre à ses officieux de le transporter dans la voiture du citoyen X…

Quelques minutes après, elle roulait avec lui vers Paris.

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