Tandis que le citoyen X… et Antonia roulaient vers Paris, le père Bibi et Polyte arrivaient chez Dagobert comme on a pu le voir.
Polyte reconnaissait dans le brave capitaine le soldat à qui il devait la vie et une transformation complète s’opérait en lui. Le gamin féroce était devenu subitement le plus doux et le plus dévoué des êtres. Il songeait toujours à sauver Aurore, mais non plus pour lui, non plus pour obéir à sa passion sauvage ; cette passion était morte tout à coup.
Bibi, en voyant Polyte baiser les mains de Dagobert, avait éprouvé un mystérieux entraînement vers le capitaine. Maintenant, il voulait sauver Aurore, non plus seulement pour le citoyen Paul, mais encore pour elle-même et pour Dagobert. Aussi ces deux personnages déclarèrent-ils au capitaine qu’il pouvait faire d’eux ce que bon lui semblerait. Au lieu d’un ami, le pauvre Dagobert en trouvait trois tout à coup.
Le chef de brigade Camusat revint :
– Carnot t’attend, lui dit-il.
Dagobert fit sa toilette à la hâte.
Pendant le temps qu’il était resté seul avec Bibi et Polyte, ceux-ci lui avaient appris que Jeanne et Benoît se trouvaient rue Montorgueil, et Bibi lui avait dit :
– Je vous réponds qu’ils ne courent aucun danger. Venez ce soir, vous les verrez.
– Non, avait répondu Dagobert, je préfère que vous me conduisiez. Attendez-moi ici.
Et il était parti avec le chef de brigade Camusat. Lorsque Dagobert, conduit par son ami le chef de brigade Camusat, arriva au ministère, Carnot l’embrassa :
– Citoyen, lui dit-il, la Convention est avide de te voir et de te contempler. Mais je ne pourrai te présenter aujourd’hui.
– Pourquoi donc ? demanda le chef de brigade.
– Parce que j’attends le soldat Cantel qui n’arrivera que demain.
Dagobert avait pâli. C’était un jour de perdu. Cependant un regard de Camusat le réconforta. Le chef de brigade lui avait dit en chemin :
– Garde-toi bien de parler de ta fiancée à Carnot : c’est à la Convention tout entière que tu dois t’adresser.
Et Dagobert, la mort au cœur, avait quitté le ministère, s’appuyant sur le bras de son ami.
– Mais rassure-toi donc, lui disait celui-ci, on ne ramènera pas ta fiancée à l’échafaud aujourd’hui.
– Mais demain… murmura Dagobert, frémissant.
– Demain non plus ; tu as trois jours devant toi, et demain tu auras sa grâce.
Les paroles rassurantes du jeune chef de brigade n’empêchèrent pas Dagobert de revenir à l’hôtel de Champagne et Picardie dans un véritable état de désespoir.
Polyte et Bibi l’attendaient. En le voyant si pâle, si abattu, Bibi s’imagina qu’on lui avait refusé la grâce d’Aurore. Dagobert avait peine à parler ; ce fut le chef de brigade qui mit Bibi au courant de la vérité. Bibi parut quelque peu rassuré. Néanmoins il dit à Dagobert :
– J’ai le moyen de savoir au juste ce qui s’est passé à l’Abbaye.
Dagobert le regarda d’un air hébété.
– Je connais le greffier, poursuivit Bibi, et je saurai bien ce qu’on a fait d’Aurore.
Il n’était plus question d’aller rue du Petit-Carreau, de revoir Jeanne et Benoît. Il fallait tout d’abord songer à Aurore. Et Bibi, emmenant Polyte, laissa Dagobert avec le chef de brigade.
Mais celui-ci avait lui-même différentes courses à faire dans Paris, où il n’était arrivé que depuis trois jours.
Dagobert demeura donc seul. Il se rappela qu’une bohémienne avait regardé dans sa main, lui avait dit la bonne aventure et lui avait prédit qu’il aurait un jour de beaux habits comme en portaient seuls alors les gentilshommes et les seigneurs de qualité.
Et Dagobert se souvint alors que cette femme qu’il n’avait jamais revue lui avait prédit qu’il serait riche et heureux et qu’il épouserait la femme qu’il aimait. Ce passé qui lui revenait ainsi par bouffées avait plongé d’abord le malheureux capitaine en une morne rêverie ; mais l’espérance lui revint bientôt. La bohémienne avait dit vrai au moins pour la première moitié de sa prédiction.
Le forgeron n’était-il pas capitaine ? Pourquoi donc la seconde moitié de la prophétie ne s’accomplirait-elle pas ?
Pourquoi n’épouserait-il pas un jour la femme qu’il aimait ?
Et comme il disait cela, Dagobert jeta un cri et se pencha si avalement dans la rue, qu’il faillit s’y précipiter.
Une femme passait sous la fenêtre. Une femme vêtue d’oripeaux, promenant ses doigts sur une guitare…
Une femme que Dagobert avait reconnue…
C’était la bohémienne qui passa un matin devant la forge, dont il ferra l’âne, et qui lui promit en échange richesse, bonheur et honneurs !
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