Dagobert eut un accès de folie. Il se mit à siffler. La bohémienne leva la tête et l’aperçut. Dagobert lui fit signe de monter. Aussitôt la bohémienne s’engouffra dans l’allée de l’hôtel.
Un officieux voulut lui barrer le passage ; mais le capitaine, qui était venu à sa rencontre jusqu’en haut de l’escalier, cria :
– Laissez monter cette femme.
La bohémienne gravit l’escalier. Sur la dernière marche, elle trouva Dagobert, qui lui prit la main et lui dit :
– Venez !
Puis il l’entraîna dans sa chambre et s’y enferma avec elle.
– Vous ne me reconnaissez pas ? dit Dagobert.
– Comment vous reconnaîtrais-je, puisque je ne vous ai jamais vu ? fit-elle naïvement.
– Vous vous trompez.
– Après ça, continua-t-elle, j’ai vu tant de monde en ma vie, depuis que je cours les chemins… Mais ce n’est pas au visage que je reconnais les gens.
– Ah !
– Vous ai-je déjà dit, la bonne aventure ?
– Oui.
– Eh bien ! montrez-moi votre main, et je vous dirai où je vous ai vu.
Dagobert tendit sa main. La bohémienne jeta un cri.
– Ah ! dit-elle, oui, c’est toi… c’est bien toi… tu es le forgeron qui a ferré mon âne !
– C’est vrai, dit Dagobert.
– Eh bien ! avais-je raison quand je te disais que tu aurais un jour de beaux habits brodés ?
– Oui, dit le capitaine ; mais que m’avez-vous dit encore ?
– Que tu serais riche.
– Je ne le suis pas.
– Tu le deviendras, mon petit, tu le deviendras.
– Et puis ?
– Et puis tu épouseras la femme que tu aimes. Donne-moi encore ta main…
Et elle parut examiner avec une scrupuleuse attention les lignes de la main du soldat.
– Ah ! pauvre ami, dit-elle, tu as un grand chagrin en ce moment.
– Oui, dit Dagobert, dont le cœur se gonfla.
– Celle que tu aimes est en prison.
– Vous le savez ?
– Je le vois là… à cette petite ligne, dit-elle avec son calme qui sied à ceux qui lisent dans la destinée.
– Mon Dieu ! murmura Dagobert.
– Elle est même condamnée à mort.
– C’est vrai…
– Mais tu la sauveras !
Dagobert jeta un nouveau cri.
– Dites-vous vrai ? fit-il.
– Oui, je te le promets. Mais… attends. Je ne vois pas bien encore ce qu’on t’a conseillé de faire, mais je le verrais si j’avais une carafe.
En disant cela, elle jetait un furtif regard sur une carafe qui se trouvait sur la cheminée.
– En voilà une, dit Dagobert, qui s’en empara et la lui tendit.
La bohémienne la prit, l’éleva à la hauteur de son œil et regarda au travers.
– Le jour est faux, dit-elle ; va fermer les rideaux de la fenêtre.
Sans défiance, Dagobert s’approcha de la fenêtre et fit ce que la bohémienne lui disait. Alors, prompte comme l’éclair, elle déboucha la carafe et y versa le contenu du chaton d’une grosse bague de cuivre qu’elle portait et qu’elle avait sournoisement dévissé.
Quand le capitaine eut fermé les rideaux et se retourna, il vit la bohémienne debout, la carafe à la hauteur de son œil, et paraissant en étudier les globules transparents avec une minutieuse attention.
– On te conseille mal, répéta-t-elle avec un accent plus énergique ; tes amis te perdaient, sans le vouloir, et tu leur obéissais.
– Comment voulez-vous donc que je la sauve ?
– Je vais te le dire.
Et elle consulta de nouveau la carafe.
– Prends un verre et bois, dit-elle.
Il y avait un gobelet sur le plateau où Dagobert avait pris la carafe. Sans défiance aucune, il le tendit à la bohémienne qui l’emplit.
– Pourquoi voulez-vous que je boive ? demanda-t-il cependant.
– Parce que l’eau calme les nerfs.
– Eh bien ?
– Et que j’ai besoin de tenir ta main dans la mienne et d’interroger les pulsations de ton pouls, pour te donner un conseil, moi aussi.
Dagobert vida le verre d’un seul trait. Il passa, en ce moment, comme un éclair de fauve joie sur le visage de la bohémienne. Elle tenait toujours la carafe à hauteur de son œil.
– Écoute-moi bien, dit-elle enfin.
– Parlez.
– Ce soir, tu iras au théâtre.
– Quel théâtre ? demanda naïvement Dagobert.
– À l’Opéra.
– Et puis ?
– Tu verras un grand personnage que tout le monde salue. C’est Robespierre.
Dagobert tressaillit.
– Tu iras frapper à la porte de sa loge et tu te nommeras en entrant.
– Bien.
– Et tu lui demanderas la grâce de la fiancée.
– Et il me l’accordera ?
– Oui.
Dagobert voulut parler encore ; mais elle l’interrompit d’un geste, et, replaçant la carafe sur la cheminée :
– Le livre des destins est fermé, dit-elle ; je ne vois plus rien.
Et elle s’en alla sans qu’il essayât même de la retenir, tant il était ému et bouleversé. Elle descendit en courant l’escalier de l’hôtel. Une fois dehors, elle se mit à marcher d’un pas alerte et se dirigea vers la rue de l’Arbre-Sec.
À l’angle de cette rue, un fiacre attendait.
Elle en ouvrit vivement la portière et entra.
– Baissez les stores, dit-elle à un homme qui était au fond de la voiture. Je ne veux pas être vue plus longtemps sous ces oripeaux.
– Eh bien ? demanda le citoyen X…, car c’était lui.
– Eh bien, c’est fait, répondit Antonia.