XVII

Tandis que le père Bibi allait prendre les ordres de la citoyenne Antonia, la petite Zoé était fidèle au programme qui lui avait été tracé par le vieux garçon.

Zoé, la petite fille chétive et malingre, l’enfant de Paris astucieux et méchant, avait une volonté de fer, et son âme était faite pour les haines implacables.

Elle avait juré la mort de ces deux jeunes filles, dont la présence dans la pauvre maison de la blanchisseuse diminuait d’autant son bien-être matériel et la reléguait au second plan. Donc Zoé avait suivi fort exactement les recommandations de Bibi.

Elle était descendue pour souper, disant toujours qu’elle était malade ; mais c’était moins la faim qui lui avait fait quitter sa soupente que le désir de savoir si on ne l’avait pas vue, par hasard, monter chez le père Bibi.

Il lui fut facile de se convaincre que personne ne s’était aperçu de son équipée.

La blanchisseuse, bonne femme au fond, la traita doucement et crut à sa maladie, la voyant manger du bout des dents. Elle lui fit même prendre un verre de vin chaud, voulut la coucher elle-même et la couvrit plus qu’à l’ordinaire, de façon à la faire transpirer, ce qui est le remède unique des pauvres gens.

Zoé se coucha, et la blanchisseuse redescendit.

Une heure après, elle remonta, inquiète, et trouva l’enfant endormie.

C’est-à-dire que Zoé avait les yeux fermés et avait fourré sa tête sous les couvertures. Mais Zoé ne dormait pas, et son mauvais cœur battait d’impatience.

– Elle dort, dit la blanchisseuse en redescendant ; demain il n’y paraîtra plus ; c’est peut-être un peu de fatigue.

– Tu la fais trop travailler, dit Simon Bargevin, qui, tout brutal qu’il était, était un bon et brave homme.

– Pauvre petite ! dirent les deux jeunes filles.

Une heure après que Zoé fut couché, Aurore et Jeanne montèrent à leur tour dans la soupente.

Zoé ne bougeait pas, mais elle avait soulevé un coin de sa couverture, ouvert un œil, et elle vit les deux jeunes filles se déshabiller, se mettre au lit et enfin souffler leur lumière.

Il y eut d’abord un silence, puis Aurore soupira.

Alors Zoé, qui avait l’oreille fine comme un animal carnassier, entendit Jeanne qui disait tout bas :

– Pauvre chère sœur, pourquoi soupires-tu ainsi ?

– Chère enfant, répondit Aurore sur le même ton, je pense aux dangers qui nous entourent, non pour moi, mais pour toi.

– Ah ! dit Jeanne, je suis courageuse, va ! Et puis, cet horrible temps ne peut pas durer.

– Qui le sait ? dit Aurore.

– Les braves gens qui nous ont cachées chez eux, reprit Jeanne, comme ils sont pleins de bonté et de gentillesse pour nous ! Ah ! j’ai eu bien peur là-bas, l’autre nuit, dans cette auberge, avec tous ces hommes qui nous regardaient comme s’ils eussent voulu lire au fond de notre âme.

Aurore soupirait toujours et ne répondait pas.

– Il y en avait un surtout qui te regardait, toi, ma sœur, poursuivit Jeanne. Sans doute le misérable te trouvait belle.

– C’est pourtant grâce à lui que nous sommes ici, dit Aurore. S’il n’avait pas tenté de nous faire violence, peut-être que le citoyen Coclès ne nous eût pas prises ainsi sous sa protection.

– Mais aussi, poursuivit Jeanne, pourquoi sommes-nous venues à Paris ? Crois-tu donc que nous n’étions pas tout autant en sûreté dans le pays, où tout le monde nous aimait ?

– N’a-t-on pas détruit le couvent ?

– C’est vrai.

– Arrêté dom Jérôme ?…

– Ô mon Dieu ! murmura Jeanne, je frissonne quand je pense à lui. Qui sait ce qu’ils en auront fait ?

Aurore ne répondit pas.

– Enfin, reprit Jeanne, il y avait longtemps que tous les nobles étaient partis, qu’on avait brûlé leurs châteaux, confisqué leurs terres, et nous, on nous saluait. Tu sais ce paysan, Jacques Brizoux, qui tua un jour un cerf devant tes chiens, et qui maintenant est maire de Sully, n’est-il pas venu nous voir pour nous dire que nous n’avions rien à craindre et qu’il nous protégerait ?

– C’est vrai, dit Aurore.

– Oh ! pourquoi sommes-nous parties ? dit encore la jeune fille…

– Pour retrouver notre cousin Lucien, dit Aurore. Et elle soupira encore.

– Aurore… Aurore… murmura Jeanne, tu as un secret au fond du cœur.

Aurore se tut de nouveau, mais sans doute qu’elle fit un brusque mouvement, car Zoé, qui n’avait pas perdu un mot de cette conversation à voix basse, entendit le lit qui craqua légèrement.

Sans doute que Jeanne n’osa pas en dire davantage, car Zoé n’entendit plus rien. Les deux jeunes filles se tournèrent et s’agitèrent quelques minutes encore ; puis le silence se fit. Jeanne dormait et peut-être qu’Aurore avait fini par succomber, comme elle, au sommeil.

Mais Zoé savait maintenant trois choses. D’abord elles n’étaient pas les nièces de la blanchisseuse. Ensuite, elles avaient couru un grand danger sur la route, et le citoyen Coclès les avait sauvées.

Or, Zoé savait parfaitement que le citoyen Coclès était le beau-frère de sa patronne, et qu’il avait son auberge sur la route d’Orléans.

Enfin, les deux jeunes filles avaient parlé de leur château, ce qui était une preuve qu’elles étaient des aristocrates. Et Zoé pensa que ce qu’elle savait était suffisant pour envoyer les deux jeunes filles à la guillotine, et comme elle mourait de sommeil, elle s’endormit à son tour.

Le lendemain matin, la citoyenne Simon Bargevin se leva comme à l’ordinaire, entre cinq et six heures, et ouvrit sa boutique.

Au bruit qu’elle fit, Aurore et Jeanne s’éveillèrent.

Zoé s’éveilla aussi, mais elle ne bougea pas.

Zoé resta encore une heure dans son lit, puis elle descendit à son tour.

– Comment vas-tu, mon enfant ? lui demanda la citoyenne Bargevin.

– Je vais mieux, répondit-elle, et je puis travailler.

– Tu ne travailleras pas, mais tu iras porter du linge rue Saint-Sauveur, lui dit la blanchisseuse.

– Quand ? demanda l’enfant.

– Sur le battant de dix heures.

Le cœur de Zoé tressaillit d’une joie féroce.

Dix heures ! C’était bien le moment du rendez-vous qu’elle avait donné au père Bibi, et maintenant elle avait trop de choses à lui raconter pour ne point s’y trouver à la minute.

Zoé comprenait vaguement qu’elle avait trouvé dans cet homme à face débonnaire, et qui abritait son regard sous des lunettes, un auxiliaire qui lui donnerait le moyen de dénoncer ses ennemies comme aristocrates, s’il ne se chargeait pas lui-même de cette sinistre besogne.

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