XXI

Dès la veille, on avait apprêté les habits de fête.

Aurore et Jeanne avaient bien témoigné quelque effroi, mais Simon leur avait promis de ne les point quitter. Les sabots avaient été cirés par Benoît. Aurore et Jeanne avaient fait disparaître leur opulente chevelure sous une coiffe berrichonne et, bien que leurs mains portassent déjà les empreintes du travail, elles les avaient un peu noircies. Il n’y avait que Zoé qui, le repas de midi pris à la hâte, ne parût faire aucun préparatif ; elle répéta, comme l’avant-veille, qu’elle était malade.

– Si tu ne veux pas venir, reste, lui dit la blanchisseuse avec humeur, et si quelque jour on te coupe le cou, tu ne t’en prendras qu’à toi.

– Oh ! il n’y a pas de danger, répondit Zoé, je mordrais plutôt le citoyen bourreau.

La blanchisseuse haussa les épaules.

– Surtout, dit-elle, si tu veux sortir, sors par la porte de la cour, mais n’ouvre pas le devant de la boutique.

Et tout le monde s’en alla, Simon donnant le bras à Jeanne, Benoît à Aurore et la blanchisseuse cheminant par derrière.

Zoé ne perdit pas une minute ; elle se mit à la fenêtre de la soupente et leva les yeux vers celle de M. Bibi. Le digne homme, auprès de la croisée, achevait sa barbe en se tenant le bout du nez.

Il aperçut Zoé et lui fit un signe.

Zoé monta, légère comme un écureuil.

– On n’a pas insisté pour t’emmener ? dit Bibi en allant lui ouvrir la porte.

– Non, dit la petite.

– Alors tu as la clef de la boutique.

– La porte est ouverte.

– Bon ! fit Bibi. Maintenant, réponds-moi. Les deux nièces de ta patronne…

– Ce ne sont pas ses nièces, vous savez bien, dit Zoé.

– Soit. Mais appelons-les ainsi.

– Comme vous voudrez.

– Est-ce qu’elles sont arrivées chaussées et vêtues ?

– Dame !

– N’avaient-elles pas de hardes ?

– Chacune un mouchoir, dans lequel il y avait un peu de linge.

– Et où ont-elles mis cela ?

– Dans une vieille malle qui est au pied de leur lit.

– Tu es sûre qu’il n’y a que du linge ?

– Ah ! si, il y a encore des lettres.

– Bon !

– Malheureusement je ne sais pas lire, dit Zoé.

– Oui, mais tu peux m’introduire dans la boutique ?

– Oh ! bien sûr.

– Et me conduire dans la soupente ?

– C’est facile.

– La malle est-elle fermée ?

– Non. Elle n’a seulement pas de serrure.

– Eh bien ! allons, dit Bibi.

Cinq minutes après, il vérifiait le contenu de la vieille malle avec l’habileté et la délicatesse d’un agent de police qui ne veut pas laisser trace de son passage.

Comme l’avait dit Zoé, la malle ne contenait que quelques hardes, et, cachées au milieu de ces hardes, trois lettres qui portaient des timbres différents, mais dont la suscription était de la même écriture.

– Va me chercher une chandelle, dit Bibi.

Et il s’assit sur la malle et ouvrit, sans façon la première des trois lettres.

Les trois lettres portaient cette suscription :

« Au citoyen Benoît, commune d’Ingrannes, département du Loiret. »

La première commençait ainsi :

« Mon cher Benoît,

« Je suis arrivé hier au régiment et j’ai été incorporé à midi. Nous sommes dirigés vers le Rhin.

« Je t’assure bien que j’avais le cœur gros en vous quittant, et ma petite Jeanne qui s’est mise à pleurer et m’a tellement ému que le courage m’a manqué un moment… »

« Dagobert,

« l’ex-forgeron de la Cour-Dieu. »

Cette lettre était pleine de Jeanne, et à peine le nom d’Aurore s’y trouvait-il prononcé. Mais si Bibi avait su lire entre les lignes, comme on dit, il aurait vu que si Dagobert aimait Jeanne comme son enfant, la belle Aurore lui avait inspiré un autre sentiment.

Et Bibi se serait dit :

– Fort bien. La belle demoiselle a un amoureux, et cet amoureux c’est le soldat Dagobert.

Il passa à la seconde lettre. Celle-là était postérieure de six mois. Dagobert était sergent ; il parlait encore longuement de Jeanne et presque pas d’Aurore.

Enfin, dans la troisième, le forgeron était devenu officier.

On l’avait nommé officier sur le champ de bataille.

Cette dernière lettre était pleine de vagues espérances, et le forgeron rappelait à Benoît la prédiction de la bohémienne, qui lui avait dit qu’un jour il porterait un chapeau à plumes et un habit brodé.

Dagobert rêvait déjà les étoiles de général. Comme les deux autres, cette lettre était pleine de Jeanne.

Comment Bibi aurait-il pu soupçonner que c’était Aurore que Dagobert aimait, et pour laquelle il rêvait la gloire ?

– Mon enfant, dit l’homme de police à Zoé, tu ne penses pas que ta patronne rentre avant une heure ou deux ?

– Oh ! non, citoyen. Jamais, même les jours de décadi, ils ne reviennent avant la nuit.

– Alors, écoute bien ce que je vais te dire.

– Oui, citoyen.

– Tu vas rester ici.

– Oui.

– Tu me promets de ne pas sortir ?

– Je vous le promets.

– Et tu m’attendras ?

– Vous sortez donc, vous ?

– Non, mais je remonte dans ma chambre.

Bibi avait mis la troisième lettre dans sa poche.

– Et cette lettre ? demanda Zoé.

– Je te la rapporterai tout à l’heure.

– Vous en avez donc besoin ?

– Oui, si tu veux toujours faire guillotiner les deux aristocrates.

– Je crois bien que je le veux ! dit le petit monstre.

M. Bibi remonta dans sa chambre, ouvrit son bonheur-du-jour, prit une plume, du papier, posa la lettre ouverte devant lui, et se mit à imiter l’écriture. Au bout d’une demi-heure, il écrivait comme Dagobert, signait et paraphait comme lui. Un expert en écritures, se dit-il, n’y verrait que du feu. J’avais de fameuses dispositions pour être un faussaire remarquable. Puis il murmura encore :

– Il est certain que Dagobert aime Jeanne et que Jeanne aime Dagobert, car le beau lieutenant ne s’amuserait pas à écrire de longues lettres à ce Benoît qui est un malotru, si Jeanne ne devait pas les lire.

Par conséquent, je tiens maintenant le moyen de séparer Jeanne d’Aurore et de la faire tomber toute seule dans les filets de mes agents.

Et il replia la lettre et la descendit à Zoé, qui était de plus en plus impatiente de savoir si c’était bientôt qu’on guillotinerait les deux jeunes filles.

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