Dès le lendemain de la décade, Bibi se rendit donc chez le citoyen X… et lui dit :
– Je tiens une des deux jeunes filles.
– Et l’autre ?
– L’autre ne sera en notre pouvoir que dans quelques jours.
– Pourquoi pas tout de suite ?
– Elle n’est pas à Paris.
Le citoyen X… fit un geste de surprise qui amena un sourire sur les lèvres de Bibi.
– Citoyen, dit ce dernier, le mécanisme de la police est difficile à expliquer. Comment ai-je su que les deux jeunes filles, parties ensemble du cabaret d’Antony, s’étaient séparées en arrivant à la barrière ?
C’est là ce qu’il me serait difficile de vous expliquer en peu de mots. Fiez-vous à moi pour celle-là, et donnez-moi vos ordres en ce qui concerne l’autre.
– Mais dit le citoyen X… Antonia vous les a donnés.
– Alors je vais la faire arrêter.
– Oui, sur-le-champ.
– C’est-à-dire demain.
– Pourquoi ?
– Parce que j’ai besoin de prendre quelques petites précautions.
Le citoyen X… fit un signe de tête affirmatif.
– Seulement, reprit Bibi, j’ai eu l’honneur de vous le dire ainsi qu’à la citoyenne Antonia, si je dirige tout, je ne me montre jamais : je donnerai des ordres. La petite sera arrêtée. Après, c’est votre affaire. Maintenant, dit encore Bibi en clignant de l’œil, il faut parler franchement.
– Que voulez-vous dire ?
– Renseignements pris, les deux jeunes filles ne viennent pas de l’étranger ; elles n’ont aucune mission pour le comité royaliste et ne sont munies d’aucun papier compromettant.
Le citoyen X… eut un geste d’impatience.
– C’est bon, dit-il, on y pourvoira.
– Ah ! dame ! acheva Bibi, c’est votre affaire et non la mienne. Vous me demandez une tête, je vous la livre. À vous de la faire tomber.
– On y pourvoira, dit sèchement le citoyen X…
Bibi fit un pas de retraite, puis il revint.
– Qu’est-ce encore ? dit sèchement le citoyen X…
– J’oubliais de vous dire qu’il y a des menus frais, et qu’il faut que je paie d’avance mon personnel.
Le citoyen X… ouvrit un tiroir.
– Antonia a prévu votre demande, dit-il. Voici deux rouleaux d’or qu’elle m’a chargé de vous remettre.
Bibi empocha et s’en alla.
Une fois dans la rue, Bibi tourna à gauche, gagna la rue de la Sourdière et entra chez un marchand de vin dont la boutique était peinte en rouge sang de bœuf.
Au-dessus de la porte, il y avait une enseigne que représentait un rasoir gigantesque. Et au-dessous, ces mots :
« À l’Égalité ! »
C’était une allusion délicate au couperet du citoyen Samson qui faisait les hommes égaux. Il est vrai de dire que les valets de l’exécuteur honoraient quelquefois l’établissement de leur présence. Bibi entra.
L’établissement était à peu près désert. Cependant un homme buvait mélancoliquement dans un coin un verre de ce vin bleu qui enrichit les paysans de Suresnes et d’Argenteuil, et fait quelquefois d’eux des agents de change.
Il était vêtu du pantalon flottant, du bourgeron de laine brune et coiffé du chapeau en toile cirée, costume immortalisé depuis dans les bals publics sous la dénomination de « débardeur » et qui était celui de l’ouvrier des ports.
Bibi regarda cet homme par-dessus ses lunettes, lui fit un petit signe de reconnaissance et alla s’asseoir auprès de lui.
– Bonjour, citoyen, lui dit-il.
– Bonjour, patron, répondit le débardeur.
La fille de service apporta du vin, et Bibi se mit à causer tout bas avec cet homme.
– As-tu fait ce que je t’ai dit ?
– Oui, répondit le débardeur. Je travaille depuis ce matin au quai de l’Arsenal, et je suis employé à décharger du charbon sur le même bateau que le citoyen Bargevin.
– Alors, tu as vu le bossu ?
– C’est-à-dire que nous sommes une paire d’amis.
– Eh bien, dit Bibi, écoute ce que je vais te dire.
– Parlez, patron.
– Demain, en allant au chantier, tu lui diras : « Bonjour, Benoît ! »
– Mais il ne m’a pas dit son nom.
– Raison de plus. Ça lui fera faire un petit mouvement d’étonnement, et il te dira certainement : « Comment savez-vous que je m’appelle Benoît ? » Alors, tu cligneras de l’œil et tu répondras : « C’est Dagobert qui me l’a dit. »
– Le roi Dagobert ?
– Non, un autre. S’il ne fait pas un soubresaut, il sera pour le moins stupéfait. Alors, tu lui raconteras que ce soir, comme tu venais de le quitter, un militaire t’a emboîté le pas et t’a dit : « Vous connaissez donc le bossu ? » Puis tu ajouteras qu’il t’a emmené boire un canon, et qu’il a demandé une plume et de l’encre pour écrire ce billet.
Et Bibi fit ce que le militaire supposé devait avoir fait, d’après le récit que le débardeur ferait à Benoît.
Il demanda une plume et de l’encre et écrivit la lettre suivante :
« Mon vieux Benoît,
« J’ai une permission de huit jours, et je comptais traverser Paris seulement et aller au pays. Mais je viens de t’apercevoir d’une fenêtre de l’hôtel garni où je suis logé.
« Je suis descendu en toute hâte. Tu avais déjà filé ; je n’ai pu rattraper que le brave garçon qui venait de boire un coup avec toi.
« Il ne sait pas où tu demeures. Mais il m’a dit qu’il travaillait avec toi ; si tu es à Paris, c’est que tes « sœurs » y sont. Il y en a une, tu sais, que je voudrais bien voir, celle que… j’aime… et pour qui je voudrais devenir général… ce qui arrivera un jour.
« Viens donc me voir demain soir, rue Saint-Honoré, n° 65, à l’hôtel de Champagne et de Picardie ; tu demanderas le capitaine Dagobert, car me voilà capitaine.
« Ne t’étonne pas si je te prie de n’amener qu’une de tes sœurs ; nous vivons dans un temps où il faut se méfier, et quoique ce ne soient que des paysannes, elles sont si jolies toutes deux, qu’en les voyant ensemble, on pourrait les prendre pour des aristocrates.
« L’autre attendra bien au lendemain.
« À toi encore,
« Ton vieux forgeron,
« Dagobert. »
Quand il eut écrit cette lettre, Bibi la mit sous les yeux du débardeur, qui la lut attentivement.
– Maintenant, ajouta-t-il, écoute bien.
– Allez, dit le débardeur.
– Tu remettras cette lettre au bossu.
– Naturellement.
– Et, vers midi, tu te plaindras d’avoir un violent mal de tête.
– Pourquoi donc ça ?
– Afin de pouvoir quitter le chantier, car j’ai besoin de toi.
– Où vous trouverai-je ?
– Ici à quatre heures.
– C’est bon, on y sera.