XXIII

Le lendemain, Benoît le bossu et Simon Bargevin partirent comme à l’ordinaire, au petit jour, de la rue du Petit-Carreau.

Le débardeur embauché le matin, qui s’était si vite lié avec Benoît en lui parlant chasse et forêts, avait une figure ouverte, un air bon enfant qui avait trompé Simon aussi bien que Benoît.

Le débardeur, qui se faisait appeler Nibelle au chantier, était un des agents les plus actifs de Bibi. Le lendemain donc, la première personne que Benoît, en arrivant, trouva sur le pont, fut le débardeur Nibelle, qui lui dit :

– Bonjour, Benoît !

Comme l’avait prévu Bibi, le bossu fit un geste de surprise, car, au chantier, on ne l’appelait que « le neveu à Simon ».

– Tiens, dit-il, tu sais mon nom, camarade ?

– Ma foi ! je ne le savais pas hier matin, répondit Nibelle, mais on me l’a dit hier au soir.

– Qui donc ça ? mon oncle ?

– Non un de tes amis.

– Je veux être pendu, répliqua Benoît, si j’ai un seul ami à Paris.

– Eh bien ! tu en as un.

– C’est toi, alors ?

– Moi d’abord, mais il y en a un autre.

– J’ai beau chercher, je ne trouve pas.

– Et un ami huppé, encore, mon gaillard. Rien que ça, un capitaine.

Benoît tressaillit.

– Le capitaine Dagobert, acheva Nibelle en souriant de son meilleur sourire.

– Tu connais Dagobert ?

– Pardine !

– Un grand brun, avec des épaules d’hercule…

– C’est bien ça, dit Nibelle qui n’en savait rien.

– Et il est capitaine ?

– Oui, mon bonhomme.

Benoît éprouvait un tel saisissement qu’il en avait les larmes aux yeux.

– Je vas te conter la chose en deux mots, poursuivit le débardeur Nibelle.

Et il fit à Benoît le récit inventé par Bibi.

Benoît n’en revenait pas.

Alors Nibelle tira la lettre de sa poche et la lui remit.

Le pauvre bossu tremblait d’émotion.

– Oui, dit-il en la prenant et en l’ouvrant précipitamment, c’est bien son écriture… Cher Dagobert… et capitaine déjà ? Oh ! c’est-y une chance !…

Bien qu’embauchés ensemble, Simon et Benoît ne travaillaient pas sur le même bateau. Le bossu fut donc obligé d’attendre à midi pour voir Simon, et il lui apprit la bonne nouvelle. Nibelle avait suivi Benoît.

S’il était un homme dont les plus soupçonneux ne se fussent pas défiés, c’était à coup sûr le débardeur. Il avait un air de naïveté et d’honnêteté auquel les plus malins se fussent laissés prendre. Il répéta sa petite fable devant Simon, et Simon n’en douta pas une minute.

Cependant Benoît était paysan et le paysan a toujours de vagues défiances. Il ne doutait pas que cette lettre qu’il avait dans la poche de son gilet, et qui lui brûlait la poitrine, ne fût de Dagobert, mais il lui paraissait singulier que le brave garçon ne voulût voir qu’Aurore.

Et Jeanne, sa petite Jeanne, sa bien-aimée petite Jeanne qu’il avait élevée !

Il est vrai que Dagobert parlait dans sa lettre du triste temps où l’on vivait et de la crainte qu’il avait que les deux pauvres filles voyageant ensemble par les rues, le soir, ne se fissent trop remarquer.

Mais, néanmoins, cette recommandation de n’amener qu’Aurore, car c’était bien à Aurore qu’il voulait parler, ne plaisait pas à Benoît.

Il voulait demander conseil à Nibelle, devenu son confident ; mais Nibelle avait quitté le chantier. Ce brusque départ acheva de mettre Benoît en défiance. Il attendit la fin de la journée ; mais quand le chantier fut fermé, il s’empressa de rejoindre Simon Bargevin.

Et comme ils s’en allaient le long des quais, il lui fit part de ses réflexions.

– C’est pourtant bien l’écriture de Dagobert ? lui dit le mari de la blanchisseuse.

– Oui.

– Et sa signature ?

– Pardine !

– Alors s’il t’a dit de ne pas amener les deux petites ensemble, c’est qu’il a ses raisons.

– C’est égal, répéta Benoît, nous allons passer rue Saint-Honoré.

– Pour quoi faire ?

– À l’hôtel de Champagne et de Picardie. Je veux savoir si Dagobert s’y trouve.

– Mais puisqu’il te l’a dit.

– On ne sait pas, dit Benoît qui sentait ses soupçons grandir.

Ils gagnèrent la rue Saint-Honoré et trouvèrent l’hôtel.

– Pardon, citoyen, dit Benoît à l’officieux accouru, est-ce qu’il n’y a pas ici un capitaine ?

– Je crois que oui, répondit le valet ; nous avons toujours des officiers de passage.

– Le capitaine Dagobert ? un grand brun, large d’épaules ?…

Comme Benoît faisait ces questions, ne se doutant pas qu’il donnait lui-même le signalement de Dagobert, une femme entre deux âges sortit d’une pièce séparée du corridor par un vitrage, et dit :

– Qui est-ce qui demande le capitaine Dagobert ?

– C’est moi, citoyenne, dit Benoît.

Et il supporta le même regard dédaigneux.

– C’est bien ici que loge le capitaine Dagobert, répondit la maîtresse d’hôtel ; mais il vient de sortir. Il dîne à l’état-major de la place.

Puis, considérant Benoît avec attention :

– Ne seriez-vous pas un nommé Benoît ?

– Oui.

– Eh bien ! il m’a chargé de vous dire qu’il vous attendait entre neuf et dix heures.

Cette fois, Benoît ne douta plus.

– Tu vois bien, lui dit Simon Bargevin, qui s’était tenu sur le seuil de la porte pendant ce colloque, tu vois bien que ce n’est pas une frime.

– Oh ! pour cette fois, non ! se dit-il.

Et il suivit Simon, et prit tout joyeux le chemin de la rue du Petit-Carreau.

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