– Voilà le dernier numéro du « Père Duchêne » qui vient de paraître ! achetez le « Père Duchêne » !
Ce cri retentissait à six heures et demie du soir dans le quartier Montorgueil ce jour-là.
– Achetez le « Père Duchêne » ! vous y verrez encore le trait de civisme du brave capitaine Dagobert, qui a défendu à lui tout seul un pont que les ennemis attaquaient.
Comme il criait ce dernier boniment, le vendeur du « Père Duchêne » passait devant la boutique de la citoyenne Bargevin, la blanchisseuse.
En ce moment, cette dernière était dans l’arrière-boutique, occupée, avec Zoé, à préparer le repas du soir et à dresser l’humble couvert. Aurore et Jeanne étaient seules. Seules elles entendirent le crieur. Jeanne jeta un cri de joie, Aurore pâlit et sentit tout son sang affluer à son cœur. Elle fut obligée même, pour ne pas tomber, de s’appuyer à la table à repasser.
Mais Jeanne s’élança vers l’arrière-boutique et cria :
– Zoé ! Zoé !
– Qu’est-ce qu’il y a ? dit l’enfant d’un ton grincheux.
Jeanne avait tiré de sa poche une poignée de sous.
– Va m’acheter le journal, dit-elle, va vite !
Zoé partit.
Alors la blanchisseuse regarda les deux jeunes filles.
– Mais qu’y a-t-il donc ? fit-elle.
Jeanne se jeta à son cou.
– Il y a, dit-elle, qu’on a livré une grande bataille, et que Dagobert s’est couvert de gloire.
Zoé revint. Elle apportait le numéro du « Père Duchêne ».
Aurore voulut étendre la main pour s’en saisir, mais elle n’en eut pas la force. Ce fut Jeanne qui le prit.
Elle avait de bons yeux, la frêle et jolie pupille des moines, et puis elle, qui tremblait d’ordinaire, se trouvait avoir plus de courage que sa sœur ce jour-là.
Elle n’eut qu’à parcourir les quatre pages de la feuille publique pour trouver aussitôt le récit de la bataille et le paragraphe qui concernait le capitaine Dagobert.
Ce paragraphe était ainsi conçu :
« Le citoyen général en chef Pichegru a porté à la connaissance de la Convention l’héroïsme du capitaine Dagobert, de la 3e batterie d’artillerie montée.
« Le Wahal était glacé ; nos pontonniers allaient s’engager sur la glace, laissant à droite un pont occupé par l’ennemi.
« Un horrible craquement se fit entendre : la glace n’était pas assez solide, et force fut à nos soldats de battre en retraite. Ce fut alors que le capitaine Dagobert, à la tête d’une poignée d’hommes, s’élança vers le pont.
« Les ennemis y avaient, établi une batterie qui mitraillait nos soldats. Ils étaient trente en entrant sur le pont ; ils n’étaient plus que dix au milieu.
« Un seul homme parvint à la batterie, sabra les artilleurs sur leurs pièces et en tourna une contre l’ennemi.
« C’était le capitaine Dagobert.
« Pendant dix minutes, il parvint à défendre l’entrée du pont, sur la rive opposée.
« La mitraille, les balles, les obus pleuvaient autour de lui. Au milieu de cet ouragan de fer, le capitaine demeurait impassible et calme… »
Jeanne avait lu à mi-voix. À cet endroit de la lecture elle s’arrêta pour regarder Aurore. Aurore était blanche comme une statue, et si un tremblement convulsif n’eût agité tout son corps, on aurait pu croire qu’elle était morte.
Jeanne laissa tomber le journal et se jeta à son cou.
– Oh ! pauvre sœur, dit-elle, comme tu l’aimes !
Aurore jeta un cri et le rouge lui monta de nouveau au visage.
– Tais-toi ! dit-elle, au nom du ciel, tais-toi !
Mais comme elle disait cela, Benoît le bossu et Simon Bargevin entrèrent dans la boutique.
– Qu’est-ce qu’il y a donc ici ? s’écria Simon.
Jeanne embrassait déjà Benoît.
– Oh ! disait-elle, si tu savais… Mais non, tu ne peux pas savoir… Tiens, lis !
Et elle lui mit le journal sous les yeux. Benoît, tout ému, le parcourut.
– Eh bien ! ma foi ! dit-il, voilà qui tombe rudement à point. Je n’aurais jamais su comment vous apprendre la nouvelle.
– Tu la savais donc ? s’écria Jeanne.
– Non. Ce n’est pas de cette nouvelle-là qu’il s’agit, c’est d’une autre.
Et comme tous le regardaient avec anxiété :
– Dagobert est à Paris, dit-il.
Jeanne poussa un nouveau cri.
– Et c’est bien vrai qu’il est capitaine, ajouta Benoît, et même qu’il est en passe de devenir général.
En même temps, Benoît tira de sa poche la lettre que le débardeur Nibelle lui avait remise le matin et il la mit sous les yeux de Jeanne.
– Ah ! quel bonheur ! fit-elle en lisant.
Puis, tout à coup :
– Oh ! le vilain ! dit-elle, il m’aime bien, je le sais… mais ce n’est pas de moi… qu’il parle…
Et elle passa la lettre à Aurore. Aurore s’était un peu remise de son trouble ; mais à peine eut-elle lu les quelques lignes écrites par Bibi, et qu’on eût juré avoir été écrites par Dagobert, qu’elle pâlit de nouveau et que son tremblement nerveux la reprit.
Benoît se pencha vers elle :
– Ah ! ma foi ! demoiselle, dit-il tout bas, il y a longtemps que mamzelle et moi le savions, allez ! ne faut plus vous en défendre, voyez-vous, puisqu’il est en passe de devenir général.
– Tais-toi ! répéta Aurore d’une voix mourante.
– Je veux bien me taire, dit Benoît, tenace comme un vrai paysan qu’il était, mais vous viendrez, n’est-ce pas ?
Aurore se taisait.
– Si vous ne venez pas, répéta Benoît plus bas encore, il est capable de regretter de n’être pas mort sur le pont.
– J’irai, murmura Aurore d’une voix étouffée.