XXV

Bibi n’avait pas perdu son temps durant cette journée.

Il était retourné voir le citoyen X…, et lui avait annoncé que l’une des deux jeunes filles serait arrêtée le soir-même.

Le citoyen X… avait écrit à Chaumette, le procureur général, un mot dans lequel il lui annonçait que la police était sur la trace d’une jeune aristocrate qui, en dépit de ses airs de candeur, était excessivement dangereuse, et qu’il était urgent de s’en débarrasser au plus vite.

Après quoi, Bibi s’en était allé chez le citoyen Paul, au quai des Orfèvres. Le chef de la sûreté l’attendait avec une certaine anxiété.

– Figure-toi, lui avait-il dit, que je ne dors pas depuis hier.

– Pourquoi ça ?

– Je pense à ma fille.

– Ta fille ne court, aucun danger.

– Mais… l’autre ?

– Eh bien, l’autre, c’est convenu… ne me l’as-tu pas abandonnée ?

Le citoyen Paul avait poussé un soupir.

– Avec ça que tu dois l’aimer ! ricana Bibi.

– Non, certes, murmura le chevalier qui sentit se réveiller sa haine pour la fille de Gretchen. Mais ma fille l’aime…

– Bah ! qu’est-ce que ça te fait ?

– Pauvre Aurore ! dit encore le citoyen Paul, elle est capable d’en mourir.

Bibi haussa les épaules.

Puis, après un moment de silence :

– Mais au moins, dit-il, tu ne me feras pas défaut vis-à-vis de Toinon ?

– Oh non ! certes.

– Je peux compter sur toi ?

– À la vie et à la mort. Et puis, dame ! ajouta Bibi, tu m’as donné des idées de luxe et de fortune, à moi qui avais des goûts modestes, et je n’ai pas dormi beaucoup plus que toi depuis hier.

– Ah !

– J’ai songé aux millions d’Antonia. Peste ! si tu m’en crois, nous irons vivre dans un pays bien tranquille, en Écosse ou au fond de l’Allemagne ; nous achèterons un château.

– Mais comment as-tu dressé tes batteries ?

– Pour faire arrêter Jeanne ?

– Oui.

– De la façon la plus simple.

Et Bibi raconta d’abord au citoyen Paul l’histoire de la lettre contrefaite, et par quel moyen il l’avait fait tenir au bossu.

– C’est fort bien, dit le citoyen Paul, mais le maître de l’hôtel de Champagne est donc un homme à toi ?

– Pas davantage.

– Alors il dira qu’il n’a pas entendu parler du capitaine Dagobert.

– Au contraire.

– Voilà que je ne comprends plus.

– Le capitaine Dagobert est chez lui depuis ce matin.

– Comment cela ? Dagobert est à Paris ?

Bibi se mit à rire.

– Le vrai, non, mais il y a un faux Dagobert.

– Ah !

– J’ai habillé un de mes hommes en capitaine et il s’est logé à l’hôtel de Champagne, sous le nom de Dagobert.

– Je comprends à présent, mais Benoît verra bien…

– Benoît n’a rien vu du tout, car il est déjà allé à l’hôtel tout à l’heure.

– Et que lui a-t-on dit ?

– Sa bosse était un signalement. Mon faux Dagobert était sorti en recommandant que, si un bossu se présentait, on lui dît bien qu’il l’attendrait le soir avec la personne qu’il savait.

– Tu es un homme habile, dit le citoyen Paul. Pauvre Aurore !

Et il soupira encore.

– Parole d’honneur ! murmura Bibi, tu es mélancolique et sentimental ce soir, patron ; et je crois que si je ne brusquais pas un peu les choses…

– Brusque-les donc ! dit le citoyen Paul d’une voix sourde, et laisse-moi.

Et celui qui s’était appelé le chevalier des Mazures mit son front dans ses deux mains et tomba dans une morne rêverie. Peut-être se souvenait-il, en ce moment, que Jeanne avait vécu deux années sous son toit et qu’elle l’avait appelé : « Mon père ! »

Bibi se hâta de s’esquiver.

Il s’en alla par le même corridor que nous avons déjà décrit ; mais, au lieu de descendre l’escalier, il monta, au contraire, à un étage supérieur ; il frappa à une porte qui s’ouvrit aussitôt. Il se trouva alors au seuil d’une salle assez vaste, disposée comme un poste de soldats, avec ses lits de camp contre, le mur et un poêle au milieu. Une douzaine d’hommes à mine suspecte se chauffaient en causant. Sur les lits, on voyait une collection de grosses cannes, de pistolets et de poignards.

Cette salle était comme le corps de garde de MM. les agents subalternes de la sûreté.

À la vue de Bibi, tous se levèrent.

Bibi était pour eux comme une manière de général.

– Coriolan ? dit-il.

À ce nom romain prononcé par Bibi, un de ces hommes s’avança et porta la main à sa casquette graisseuse.

– On a besoin de toi, dit Bibi.

– De moi seul ?

– Non, tu prendras avec toi quatre de tes hommes les plus sûrs.

– C’est bien, dit Coriolan, qui était une espèce de colosse, j’attends tes ordres.

– Écoute bien ce que je vais te dire, reprit Bibi qui l’entraîna au fond de la salle et se mit à lui parler à voix basse.

– Parlez, patron.

– Ce soir, à dix heures, tu te procureras un fiacre.

– Bon !

– Et tu te rendras rue Honoré avec tes hommes. Vous resterez dans le fiacre, qui stationnera rue des Prouvaires, jusqu’à ce qu’un militaire s’approche et vous dise : Je suis le capitaine Dagobert.

– Un drôle de nom, fit Coriolan.

– Qui est porté provisoirement par un de tes amis, le citoyen Brunet.

– Ah ! bien ! je comprends, dit Coriolan en souriant. Et puis ?

– Et puis, tu suivras Brunet, et il vous conduira dans une maison où vous arrêterez une jeune fille et un bossu.

– Parfait !

– Vous mettrez la jeune fille et le bossu dans le fiacre.

– Et nous les conduirons à l’Abbaye ?

– Justement. Seulement, le lendemain, vous relâcherez le bossu si bon vous semble ; je n’y tiens pas.

– Et la jeune fille ?

– Oh ! fit Bibi avec un sourire sinistre, la jeune fille, c’est, différent ; c’est de « l’herbe à faucher », et je te promets qu’on ira vite.

Ce dernier ordre donné, Bibi n’avait plus rien à faire. Il quitta donc le quai des Orfèvres et regagna le quartier Montorgueil et il rentra tranquillement chez lui.

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