Le visage renfrogné de Zoé s’était illuminé d’un rire sombre et fatal.
– Ah ! disait-elle, c’est vous ? Ah ! bien, vous êtes un homme de parole, tout de même !
– C’est bon, répondit Bibi, mais dites-moi ce qui est arrivé ; comment ça s’est-il passé ?
– Dame ! le bossu est venu…
– Avec une lettre, n’est-ce pas ?
– Oui, avec une lettre.
– C’est moi qui l’ai écrite.
– Mais non, dit Zoé, c’est le capitaine… ah ! oui, le capitaine Dagobert… un drôle de nom, tout de même.
– Fort bien, et puis ?
– Alors il y en a une qui s’est quasiment trouvée mal.
– La blonde, n’est-ce pas ?
– Non, la brune.
– Bien. Après ?
– Ensuite, elle est partie avec le bossu.
– La blonde ?
– Non, la brune.
– Tu es folle, dit Bibi. C’est la blonde qui est partie et qui n’est pas rentrée…
– Mais non, monsieur, c’est la brune.
Bibi jeta un cri.
– Es-tu folle ? répéta-t-il.
– Mais, monsieur, je vous dis, répéta Zoé, que c’est la brune, mamzelle Aurore, comme le bossu l’appelle.
– Oui, c’est elle qui s’est trouvée mal…
– Certainement.
– Mais c’est la blonde…
– C’est la blonde qui est restée, tandis que l’autre est allée avec le bossu. À preuve, monsieur Bibi, que c’est elle qu’on appelle Jeanne… et qu’elle a crié et pleuré toute la nuit…
Bibi était devenu pâle, et ses lèvres crispées témoignaient d’une violente émotion.
Tout à coup il repoussa Zoé.
– Tu es folle ! dit-il pour la troisième fois.
– Et pourquoi ça, monsieur Bibi ?
– Tu dis que c’est la brune…
– Oui.
– Qui est partie avec le bossu ?
– Sans doute.
– Et qui n’est pas rentrée ?…
– Pas plus que le bossu. Et je crois qu’on va les guillotiner, dit l’enfant avec une atroce naïveté, pas vrai, monsieur Bibi.
Mais Bibi n’écoutait plus. Il avait jeté à la hâte la robe de chambre qui l’enveloppait, il s’était rué sur son habit et son chapeau, et Zoé, stupéfaite, le vit s’élancer vers la porte.
– Monsieur Bibi… dit-elle.
– Va-t’en au diable !
Zoé n’était pas encore revenue de son étourdissement que M. Bibi était loin, la laissant dans son logement.
Bibi courait comme un fou. Il avait dégringolé les escaliers, enfilé l’allée sombre de la maison, ouvert la porte, et il s’était élancé dans la rue.
– C’est pourtant bien la blonde qu’il aimait, murmurait-il. Vraiment, je ne comprends rien à cela…
Puis il s’arrêta et murmura d’une voix affolée :
– Ah ! si, je comprends une chose, c’est qu’on va guillotiner la fille de mon ami Paul.
Et Bibi reprit sa course vers la rivière, atteignit le pont Neuf et le quai des Orfèvres, et, cette fois, ne prit aucune précaution pour entrer dans la maison mystérieuse où nous l’avons vu pénétrer déjà.
Bibi ne songeait plus qu’il pouvait être reconnu. Il monta l’escalier quatre à quatre, arriva à la porte du troisième étage et l’ouvrit ; puis, oubliant de la refermer, il s’élança dans le corridor au bout duquel se trouvait le bureau du citoyen Paul. Mais le bureau était vide.
Alors Bibi s’aperçut qu’il était une heure fabuleusement matinale, et que le citoyen Paul, qui logeait en ville, n’arriverait pas avant six heures. Or, en dépit de l’amitié qui unissait ces deux hommes, Bibi ne savait pas où demeurait le citoyen Paul. Il monta au corps de garde des agents. La première personne qui vint à sa rencontre fut l’agent de police Brunet, celui-là même qui avait arrêté Aurore et le bossu.
Bibi était bouleversé. Cependant l’instinct du danger qu’il courait en mettant un homme dans la confidence de l’épouvantable quiproquo lui donna la force de se raidir et de demander à Brunet d’un ton presque indifférent :
– Tu sais où demeure le citoyen Paul ? Va le chercher… Affaire urgente ! Il faut que je le voie à l’instant même.
– Mais, citoyen, répondit Brunet, je ne sais pas où demeure le patron, et personne ne le sait ici.
– Est-ce possible ?
– C’est la vérité pure. Mais il sera ici à six heures précises. Oh ! il est exact.
Bibi sentit ses jambes fléchir sous lui.
Tout à coup, il eut un espoir insensé, l’espoir que Zoé s’était trompée, et, faisant un effort suprême, refoulant au plus profond de son cœur l’émotion qui le serrait à la gorge.
– Tout s’est-il bien passé cette nuit ? dit-il.
– Ah ! dit Brunet, excusez-moi, patron, de ne vous avoir pas encore fait mon rapport. Mais tout a marché comme sur des roulettes.
– Vous avez arrêté la petite ?
– Pauvre petite, dit Brunet, et quelle jolie fille ! une brune superbe !
– Une brune ! répéta Bibi comme un écho.
Il n’y avait plus à en douter ; c’était bien Aurore, la fille du citoyen Paul qu’on avait arrêtée.
Et Brunet continua :
– Elle n’a pas fait la moindre résistance. Ce sont de fières femmes, ces aristocrates ! Nous l’avons conduite à l’Abbaye. En même temps, comme vous m’aviez dit que c’était pressé, j’ai fait tenir à l’accusateur public la note du citoyen X…
– Ah ! fit Bibi consterné.
– Elle va passer au tribunal ce matin.
Brunet regarda la pendule qui était dans un coin du corps de garde.
– La « fournée » est en route, à cette heure, dit-il. Et vous savez si c’est bientôt fait. C’est égal, c’est une jolie fille !
Mais Bibi n’écoutait plus Brunet. Il s’était élancé hors du corps de garde et descendait l’escalier quatre à quatre, ce qui arracha à Brunet cette exclamation :
– Je crois bien que le patron a un grain, aujourd’hui !
Bibi se mit à courir sur le quai des Orfèvres, bousculant les passants et ne sachant où il allait.
Tout à coup il se heurta à un homme qui marchait lentement, le front penché et comme en proie à une méditation profonde.
Bibi jeta un cri. L’homme qu’il venait de heurter, c’était le citoyen Paul.
– Ah ! mon ami ! exclama Bibi en se jetant à son cou.
Le citoyen Paul était pâle et marchait comme courbé sous le poids d’un remords. La vue de Bibi hors de lui, les vêtements en désordre, la ramena au sentiment de la réalité. Et l’homme de police reparut, calme, froid, hautain.
– Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda-t-il.
– Il y a, dit Bibi d’une voix altérée et entrecoupée de sanglots, il y a que je suis un misérable, un butor, un imbécile !
– Toi ?
– Il y a que je me suis trompé… il faut que tu la sauves, mon ami, il le faut !
– Que je la sauve ! qui ? Jeanne ? dit le citoyen Paul qui devint livide.
– Non… Aurore… ta fille !…
– Ma fille ?
Et le citoyen Paul fit un pas en arrière, comme s’il eut reçu en pleine poitrine le choc d’une machine électrique.
– Ma fille ! répéta-t-il avec un accent égaré, tu veux que je sauve ma fille !…
– Oui. C’est elle qu’on a arrêtée… et il n’y a pas une minute à perdre… car ce matin même…
Bibi n’acheva pas.
Le citoyen Paul s’était lourdement affaissé sur le sol.
On eût dit que la foudre était tombée sur lui.
Bibi essaya de le relever. Mais le malheureux ne donnait plus signe de vie. Les passants étaient rares sur le quai ; néanmoins trois ou quatre personnes accoururent ; puis d’autres qui traversaient le quai s’arrêtèrent, et en quelques minutes il se fit un rassemblement autour de cet homme que l’on croyait mort et qui gisait inanimé sur le sol.
Bibi s’arrachait les cheveux et prononçait des mots sans suite.
Un médecin qui passait se fit jour à travers la foule, regarda le citoyen Paul et dit :
– Cet homme n’est pas mort, mais il a un coup de sang.
Et il se mit à le saigner.
En ce moment, une main s’appuya sur l’épaule de Bibi. Celui-ci se retourna et vit un bourgeois de la rue du Petit-Carreau.
– Qu’est-ce que vous faites donc là ? demanda-t-il.
Bibi balbutia.
Cet homme le prit par le bras, l’entraîna hors du groupe et lui dit :
– Monsieur Bibi, l’homme à qui vous donnez vos soins est le chef de la police de sûreté.
– Je ne le connais pas, dit Bibi ; je ne vais pas là, moi.
– Farceur ! dit le bourgeois.
Ce fut pour Bibi un nouveau coup de foudre. Il se vit découvert, signalé comme agent de police, chassé de son quartier… il oublia son amitié pour le citoyen Paul, il oublia Aurore qu’on allait guillotiner et, la peur le prenant, il s’enfuit à toutes jambes.