De toutes les prisons de Paris qui, alors, regorgeaient de monde, la plus fameuse, la plus achalandée, qu’on nous permette le mot, c’était l’Abbaye.
L’Abbaye était la prison des aristocrates par excellence, et il fallait être comte ou baron, ou pour le moins abbé mitré, pour y être enfermé. Les prisonniers y vivaient en commun.
Ce jour-là, les choses ne s’étaient point passées comme de coutume. À sept heures, les nouveaux venus étaient descendus au préau. À sept heures et demie, d’ordinaire, le greffier et le geôlier arrivaient avec une terrible liste.
Or il était huit heures et demie, et on n’avait vu ni prisonniers nouveaux ni les pourvoyeurs ordinaires de la guillotine.
– Certainement, mes amis, disait la belle duchesse de B…, il est arrivé quelque accident à la République.
– Vous croyez, duchesse ? fit un financier, le sieur de Ronvalle.
– Dame ! mon cher trésorier général, vous voyez bien que rien ne se fait aujourd’hui comme à l’ordinaire.
– Peut-être M. de Robespierre est-il mort.
– Peut-être le citoyen Brutus est-il malade.
– Rien de tout cela, mes amis, dit le vieux marquis de Limozan, c’est M. de Robespierre qui a inventé une nouvelle fête à l’Être suprême.
Et tout le monde se mit à rire.
– Après ça, reprit la duchesse, je ne suis ici que depuis quinze jours, et il est possible que ce qui arrive aujourd’hui soit arrivé déjà. Quel est donc le prisonnier le plus ancien ici ?
– Moi, madame.
Et on vit un grand et beau jeune homme, au front pâle, au regard mélancolique, qui vint baiser la jolie main de la duchesse.
– Ah ! c’est vous, comte ?
– Oui, madame.
– Vous êtes le plus ancien de nous tous ?
– Le plus ancien. J’ai commencé, en venant ici, par croire que je n’y resterais pas huit jours ; puis les semaines se sont écoulées, et, vous le voyez, j’y suis encore.
– Alors, vous pensez qu’on vous a oublié ?
– Non, mais je commence à croire qu’on m’a tenu parole.
– Qui ça ?
– Les gens qui m’ont promis de me sauver.
– Messieurs, s’écria la duchesse avec un éclat de rire, c’est une indignité, convenez-en…
– Quoi donc, madame.
– Jusqu’à présent, nous avions tenu M. le comte Lucien des Mazures pour un parfait gentilhomme, pour un royaliste fidèle…
– Eh bien, madame ?
– Et voici qu’il nous avoue qu’on lui a promis de le sauver.
– Cela est vrai, madame.
– Ce qui veut dire que M. le comte des Mazures a des intelligences avec la République. Fi ! quelle horreur !
– Madame, répondit Lucien, si vous daignez me permettre de me justifier de votre accusation, vous verrez combien elle est peu fondée.
– Oh ! par exemple !
– En effet, continua Lucien des Mazures, car c’était bien lui que nous retrouvons à l’Abbaye ; en effet, j’ai dit qu’on m’avait promis de me sauver.
– Ah ! vous en convenez ?
– Mais je n’ai pas dit que ce fussent des gens de la République.
Le financier et le marquis hochèrent la tête.
– Pauvre ami, dit le marquis, nous aussi nous avions des amis qui nous avaient promis…
– Ce sont des commerçants.
– Plaît-il ?
– Qu’est-ce que ce mot ?
– Le comte est toqué ! exclama-t-on.
– Nullement, mesdames et messieurs, je suis protégé par une société commerciale dont le but est bien simple.
– Quel est ce but ?
– Arracher les intéressés à la guillotine.
Et comme on riait de plus belle, le comte ajouta gaiement :
– J’en ai déjà trop dit pour ne point aller jusqu’au bout. Si vous voulez me le permettre, je vous conterai cette petite histoire dans tous ses détails.
– Parlez ! parlez ! dirent vingt voix différentes.