Cependant Benoît et Aurore s’en allaient au rendez-vous donné par le faux Dagobert.
Benoît manifestait une joie naïve.
Aurore était au contraire toute tremblante, et à mesure qu’ils s’éloignaient de la rue du Petit-Carreau, elle sentait son cœur se serrer. Pourquoi ? Avait-elle le pressentiment d’un malheur ? Non, peut-être ; mais elle sentait que sa démarche était un aveu. Elle aimait Dagobert !
La distance n’était pas longue de la rue du Petit-Carreau à la rue Saint-Honoré, d’autant plus que l’hôtel de Champagne et de Picardie était situé en face de la rue des Prouvaires.
Mais à mesure qu’elle approchait, Aurore ralentissait sa marche, et son émotion augmentait. Ils arrivèrent enfin.
La porte de l’hôtel était encore ouverte et l’allée n’était fermée que par une claire-voie, que Benoît poussa et qui mit en mouvement une sonnette placée à l’intérieur.
À ce bruit, la grosse dame, qui avait déjà vu Benoît, sortit de son bureau.
– Ah ! c’est vous, dit-elle, que le capitaine Dagobert attend ?
– Oui, dit Benoît ; est-il rentré ?
– Montez à sa chambre, dit la grosse dame ; la clef n’est pas dans le casier, il doit y être ; c’est le numéro 3, au premier étage.
Aurore eut encore la tentation de revenir sur ses pas ; puis elle fut entraînée par Benoît, tout à la joie de voir Dagobert.
Benoît monta lestement au premier étage.
Là il trouva un corridor éclairé par un quinquet fumeux, et plusieurs portes au-dessus desquelles il y avait des numéros.
Quand il eut trouvé le numéro 3, il frappa.
– Entrez ! dit une voix empreinte d’un fort accent alsacien, et qui n’avait rien de celle de Dagobert.
– Ce n’est pas là… tu te trompes… dit Aurore qui voulut rétrograder.
Mais la porte s’ouvrit et un soldat parut et dit :
– « Entrez ! zidoyen Penoît. »
– Le capitaine Dagobert ? dit Benoît.
– C’est ici, dit l’Alsacien. « Moi, prosseur tu gabidaine ».
Benoît et Aurore pénétrèrent dans la chambre, où plutôt dans la première pièce du petit appartement, où l’on voyait une autre porte au fond.
– Mon gabidaine pas rendré engore ; mais bas darter ; moi envoyé vaire attendre fous et mamzelle, dit le prosseur, qui avait une honnête et brave figure.
Et il mit du bois dans le feu.
Aurore s’était laissée tomber sur un siège, et, toute tremblante, elle ne prononçait pas un mot. Le bon Alsacien continua :
– Mon gabidaine pien gondent voir zidoyen Benoît et mamzelle… oh ! pien gondent ! Mais si lui êdre en redard, bas sa vaute tu doout ; dîner chez zitoyen chénéral. Tiscipline afant dout !
Et comme il disait cela, on entendit des pas dans l’escalier.
– Le voilà ! s’écria Benoît.
Le pas de l’homme aimé retentit sans doute au cœur d’une manière toute particulière, car Aurore ne bougea point.
– Non, dit-elle, ce n’est pas lui.
Cependant les pas s’arrêtèrent à la porte ; mais comme la clef était restée en dehors, une main la tourna et un homme entra sans façon.
Benoît fit un pas en arrière, car il était en présence d’un inconnu.
Aurore eut un geste d’effroi.
Cependant l’homme qui rentrait portait un uniforme et l’épaulette de capitaine.
– Voilà mon gabidaine, dit l’Alsacien.
Le nouveau venu lui fit un signe impérieux et il sortit.
Aurore et Benoît étaient stupéfaits.
Cet homme n’avait aucune ressemblance avec Dagobert.
Cependant il ferma la porte et dit :
– Bonsoir, mes amours !
Aurore fut indignée de ce ton familier.
– Pardon, monsieur, dit-elle, je crois que vous vous trompez et que nous nous trompons aussi. Nous venions pour voir le capitaine Dagobert.
– C’est moi.
– Ah ! cette bêtise ! fit Benoît.
– Mademoiselle, dit en riant le faux capitaine, point n’est besoin de vous regarder les mains et les pieds pour savoir à qui on a affaire. Vous parlez en aristocrate et vous êtes bien celle que j’attends.
– Vous m’attendiez, vous ?
Et Aurore, oubliant toute prudence, se dressa hautaine et dédaigneuse.
Benoît s’était instinctivement placé devant Aurore pour la défendre.
Le faux capitaine continua :
– Je vois bien qu’il faut nous expliquer, mademoiselle ; je ne m’appelle pas Dagobert…
– Ah ! il en convient ! dit Benoît qui serrait les poings.
– Je ne m’appelle pas Dagobert, mais Brunet, poursuivit cet homme. Je ne suis pas capitaine, mais agent de police. Commencez-vous à comprendre ?
Benoît jeta un cri.
– On vous a tendu un piège et vous y êtes tombée, mademoiselle, répéta l’agent. Je le regrette, car vous êtes charmante.
Aurore, un moment défaillante, retrouva tout son courage.
– Monsieur, dit-elle, vous avez mission de m’arrêter, sans doute, mais non de m’outrager.
– Vous arrêter ! hurla Benoît. Ah ! bien oui… quand je serai mort !
Et il serra ses poings énormes et voulut se jeter sur le faux capitaine.
Mais la porte se rouvrit et quatre hommes, dont le faux Alsacien, entrèrent.
– Allons, dit ce dernier en reprenant un accent tout parisien, fouillez-moi ce garçon, mes enfants.
Et Coriolan, car c’était lui, se rua sur Benoît, lui passa la jambe et le renversa sur le parquet.
Aurore avait, en ce moment, reconquis cette froide intrépidité de sa jeunesse, et tout l’orgueil de sa race la soutint.
Elle ne cria point, elle ne s’évanouit point ; elle demeura calme et hautaine et ne prononça que ces mots :
– Pauvre Jeanne !…
– Mademoiselle, lui dit Brunet, voulez-vous me donner le bras ? Je ne veux pas que mes hommes vous touchent…
Aurore ne tremblait plus, Aurore levait la tête.
– Où me conduisez-vous, monsieur, dit-elle.
– À l’Abbaye.
– Marchons, dit-elle.
Et elle répéta tout bas :
– Pauvre Jeanne !
– Et dire qu’ils sont tous comme ça, ces aristocrates ! murmurait Brunet, assis sur le siège du fiacre dans lequel on emmenait Aurore et Benoît ; ils vont à la mort comme au bal.
– Le bossu pousse des cris, dit Coriolan, et c’est comme si on ne l’avait ni bâillonné ni garrotté.
– L’imbécile, répondit Brunet ; demain, on le relâchera… tandis que la pauvre petite.
Coriolan poussa un soupir.
– Si belle et si jeune ! dit-il. Quand on pense que demain, à midi, elle aura reçu le baiser du rasoir de la République !…