Revenons maintenant à un personnage de notre récit que nous avons un peu perdu de vue.
Nous voulons parler de Polyte.
Polyte, on se le rappelle, avait été recueilli par la citoyenne Antonia, et cette dernière l’avait accablé de caresses à la suite de son récit sur ce qui s’était passé dans le cabaret de Coclès, et de la remise qu’il lui avait fait du médaillon.
– Voilà un homme précieux pour moi, s’était dit Antonia.
Polyte avait fort naïvement avoué le brutal amour que lui avait inspiré Aurore ; Polyte disait qu’il la retrouverait, attendu que Paris n’avait pas de mystères pour lui.
Polyte était donc l’homme qu’il faudra à Antonia.
C’était pour cela qu’elle l’avait gardé, espérant bien de se servir de lui, comme on utilise quelquefois le merveilleux flair d’un chien pour lui faire, à son insu, trahir son maître.
Le pâle faubourien était donc très confortablement installé depuis cinq jours à la cuisine et à l’office de la maison de campagne d’Antonia. Les officieux le comblaient de prévenances, et la camériste d’Antonia lui faisait même les yeux doux. Mais Polyte n’avait qu’une idée, se remettre de son entorse, retourner à Paris et retrouver Aurore. Aussi demeurait-il presque indifférent à toutes les cajoleries dont il était entouré. Au bout de vingt jours il boitait encore, mais il était en état de marcher.
Dès le matin, il demanda à voir la généreuse citoyenne qui l’avait soigné et recueilli. Antonia le reçut et eut un geste de surprise lorsque Polyte parla de s’en aller, prétextant tout d’abord qu’il était confus de tant de bontés et qu’il ne voulait pas en abuser.
Mais on ne trompait pas facilement Antonia.
Dès les premiers mots elle l’arrêta et dit :
– C’est-à-dire que tu es toujours amoureux.
– Ça, c’est vrai, citoyenne, répondit Polyte.
– Et tu veux la retrouver ?
– Oui.
Antonia demeura pensive un moment.
Lorsque, tout d’abord, elle avait gardé Polyte, elle avait son but, et un but facile à comprendre. Les deux jeunes filles étaient à Paris, Polyte en aimait une : en ne perdant pas Polyte de vue, on finirait par retrouver Aurore et Jeanne.
Ce raisonnement fort Logique avait perdu de sa force par suite des circonstances. Le citoyen X…, l’ami de Robespierre, le fidèle servant d’Antonia, au lieu d’utiliser Polyte, s’était adressé au citoyen Paul.
Le citoyen Paul avait procuré Bibi ; Bibi avait demandé quarante-huit heures pour mettre la main sur les deux jeunes filles ; on n’avait donc plus besoin de Polyte.
Aussi Antonia, qui n’avait parlé de rien moins d’abord que de lui faire sa fortune, ne lui parlait-elle plus de rien et accueillit-elle avec une sorte d’empressement l’intention que Polyte manifestait de se retirer.
Mais comme elle allait lui mettre une dizaine de pièces d’or dans la main, un éclair traversa son cerveau.
Polyte n’était plus utile, mais Polyte pouvait devenir dangereux. Comment ?
Tandis que Bibi recherchait Aurore et Jeanne, Polyte les chercherait aussi, et comme il aimait Aurore et en parlait avec un fanatisme sauvage, il la prendrait sous sa protection, et pourrait, jusqu’à un certain point, entraver l’action de la police :
Aussi lui dit-elle en souriant :
– Tu n’es pas si pressé de partir que l’on ne puisse causer un moment avec toi ?
– Ah ! pour ça, non, citoyenne.
– Où vas-tu aller en partant d’ici ?
– À Paris, donc.
– Paris est grand, sais-tu ?
– Oui, mais je le connais si bien ; je ne demande pas trois jours pour être à ses genoux, et lui dire : « Aristocrate de mon cœur, je veux faire de toi une bonne citoyenne. »
Antonia continua à sourire :
– Trois jours, c’est bien long, dit-elle.
– Ah ! dame, c’est que, comme vous le dites, Paris est grand, et Coclès qui les protège les aura bien cachées.
– Eh bien, dit Antonia de plus en plus souriante, écoutez-moi.
– Parlez, citoyenne.
– Tu penses bien que si je t’ai acheté le médaillon qui représente la sœur ou l’amie de celle que tu aimes, j’y avais un intérêt.
– C’est bien sûr.
– Tu aimes l’une, moi je veux sauver l’autre de l’échafaud, comprends-tu ?
– Ah ! c’est différent, dit Polyte, et pour ça je m’en moque. La guillotine a assez de veine, depuis quelque temps pour qu’on la triche et la carotte un peu à l’occasion.
– Mais tu ne sais pas encore où j’en veux venir ?
– Ma foi, non !
– Eh bien ! dit Antonia, tu espères retrouver la jolie Aurore d’ici à trois jours…
– J’en mettrais ma main au feu.
– Moi, dit Antonia, j’espère te dire où elle est, ce soir ou demain matin.
Polyte fit un geste d’étonnement.
– Tu sais, continua la citoyenne Antonia que je ne suis pas la première venue.
Polyte salua.
– Le citoyen Robespierre a soupé ici bien souvent, et je fais un peu ce que je veux.
– C’est fameux, ça ! dit naïvement Polyte.
– J’ai donc mis des gens en campagne qui m’obéissent aveuglément, poursuivit Antonia, et ils m’ont promis de me venir dire aujourd’hui même où seraient les deux petites.
– Vrai ? fit Polyte.
– Tu vois bien que tu aurais tort de t’en aller ce matin et que tu feras bien d’attendre à demain.
– Ah ! mais oui, j’attendrai, si c’est comme ça, dit Polyte enchanté.
Et il retourna à l’office, où on lui donna du bon vin et un excellent déjeuner.
Le même jour, vers le soir, le citoyen X… arriva.
Antonia l’attendait avec impatience.
– Eh bien ! dit-elle, où en est ce merveilleux agent de police ?
– Il en a trouvé une.
– Et pas l’autre ?
– Non, mais il la trouvera. Il prétend qu’elle n’est pas à Paris en ce moment.
– Et quelle est celle qu’il a sous la main ?
– La blonde, celle dont vous lui avez donné le portrait.
– Est-elle arrêtée ?
Le citoyen X… tira sa montre.
– Elle le sera dans la soirée, entre dix et onze heures.
– Fort bien, dit Antonia ; mais comment se fait-il que l’autre ne soit pas à Paris ?
– Je n’en sais rien, répondit le citoyen X… Cependant, si vous voulez toute ma pensée, je vais vous la dire.
– Parlez.
– Bibi dit qu’elle n’est point à Paris, mais je crois que c’est une défaite et qu’il n’en sait rien. Tout ce qu’il y a de vrai, c’est qu’il ne l’a pas encore trouvée.
– Je suis de votre avis, dit Antonia.
Puis elle songea à Polyte.
– Eh bien, dit-elle, je lui donnerai un auxiliaire.
Et en effet, elle fit dire par sa camériste à Polyte qu’il se tint tranquille ce soir-là, qu’il soupât de bon appétit et dormit son content, mais que le lendemain il y aurait du nouveau.
Dès le lendemain, au point du jour, Polyte se présentait devant la citoyenne Antonia.
– Fort bien, lui dit-elle, tu es un enfant de Paris et tu dois être un grand secours à ceux que j’ai mis en campagne.
– Comment ! dit Polyte, ils ne les ont pas retrouvées encore ?
– Ils n’en ont trouvé qu’une.
– Laquelle ?
– La blonde.
– Mais… l’autre ?
– Ils ne savent où la prendre.
– Eh bien ! dit Polyte, comme c’est elle que j’aime, je la trouverai, moi.
– C’est ce que j’ai pensé, répondit Antonia. Aussi vais-je te donner une lettre.
– Pour qui ?
– Pour un de ceux que j’avais employés. Tu lui seras utile et il t’aidera : on fait toujours mieux une besogne à deux que tout seul.
Et Antonia écrivit ces mots :
« Citoyen,
« Je vous adresse un garçon qui peut vous être utile pour retrouver l’autre jeune fille. Il en est amoureux fou. Aussi, tout en vous servant de lui, tenez-vous pour averti. »
Puis elle mit ce billet sous enveloppe et le cacheta à la cire, de façon que Polyte n’eût pas la tentation de l’ouvrir.
Ensuite, elle lui dit :
– Tu vas aller à Paris.
– Bon, dit Polyte, et, quoique boiteux, je ne flânerai pas en route.
– Tu iras rue Saint-Honoré, chez le citoyen X… que tu as vu ici et qui est mon ami.
Polyte inclina la tête.
– Et il te dira où tu dois porter cette lettre.
Polyte prit le billet, mais comme il faisait un pas de retraite, Antonia lui dit encore :
– Tu ne vas pas t’en aller comme ça.
Et elle lui mit une dizaine de pièces d’or dans la main.
– Fameux, ça ! répéta Polyte.
Et il s’en alla.
Deux heures après, c’est-à-dire vers neuf heures du matin, il arrivait chez le citoyen X… Celui-ci, qui s’était concerté avec Antonia la veille, lui dit :
– Tu vas aller dans la rue du Petit-Carreau, dans la maison où se trouve une blanchisseuse.
– Connu !
– Et tu demanderas le citoyen Bibi.
– Est-ce à lui que je dois remettre cette lettre ?
– Oui !
Polyte parti et prit le chemin de la rue du Petit-Carreau, où, comme on le pense, la citoyenne Bargevin, son mari et Jeanne avaient dû passer une nuit pleine d’angoisses, car Benoît et Aurore, partis la veille au soir, à dix heures n’étaient point rentrés.