XXXI

– Je vous demande deux choses avant de commencer, dit-il à son auditoire : d’abord la permission de parler bas ; ensuite, le secret sur ce que je vais vous dire, pour le cas où quelqu’un de vous aurait le bonheur de sortir d’ici et d’être rendu à la liberté.

– Convenu, dit le vieux marquis de Limozan, je donne ma parole pour tout le monde.

Alors Lucien commença :

– C’était le soir de la mort du roi ; vous savez que je faisais partie des chevaliers du poignard, qui avaient essayé de le délivrer la veille.

Presque tous nos affiliés avaient jugé prudent de quitter Paris ; moi, j’étais resté. Un coiffeur, Orléanais de naissance, m’avait donné asile dans sa boutique, et, déguisé en garçon perruquier, les ciseaux et le rasoir à la main, je faisais la barbe aux patriotes depuis le matin et me moquais de la République.

Le soir, un autre garçon de mon patron me dit :

– On va fermer la boutique, Allons-nous faire un tour au Palais-Égalité et boire un coup ?

Je n’eus garde de refuser.

Le garçon, qui s’appelait Antoine, me conduisit au café des Bons-Enfants, dont une porte donnait sur la rue de ce nom, et l’autre sur le jardin du palais, grâce à un passage en planches établi au-dessus de la rue ci-devant Valois, et qui s’appelle aujourd’hui je ne sais comment.

Le café était un tripot.

Parmi les joueurs, dont la plupart étaient des gens vulgaires, je remarquai un jeune homme de trente ans environ, mis avec une certaine élégance et revêtu d’un habit gris. Il jouait fiévreusement et comme avec fureur.

Quand il jeta sa dernière pièce d’or sur le tapis, il eut une contraction nerveuse par tout le visage, et ses lèvres se frangèrent d’une écume blanche. Il perdit.

Alors je le vis quitter la table en poussant un profond soupir. Puis il sortit brusquement.

Je ne sais si ce fut une inspiration ou une simple curiosité qui me poussa, mais tandis que mon camarade Antoine risquait timidement un écu de six francs et ne s’occupait plus de moi, je suivis mon homme à l’habit gris.

Je le retrouvai à la porte du café. Il s’était assis sur un banc, la tête dans ses mains, et il me sembla qu’il pleurait. Je lui touchai légèrement l’épaule.

– Hé ! citoyen ? lui dis-je.

Il leva la tête et me regarda d’un air égaré :

– Que me voulez-vous ? dit-il, je ne vous connais pas.

– Moi non plus, répondis-je. Mais je vous ai vu jouer, je vous ai vu perdre, et il me semble que vous vous abandonnez à un véritable désespoir.

– Cela est vrai, me dit-il d’une voix sourde.

– Je ne suis qu’un pauvre perruquier, répondis-je, mais j’ai touché ma paye de la semaine, et si je pouvais vous prêter quelque argent… À ces mots, ses yeux s’enflammèrent au travers de ses larmes.

– De l’argent ! me dit-il ; vous me prêteriez de l’argent ?

– Pourquoi pas ?

Et je lui mis deux louis dans la main.

Il jeta un cri qui ressemblait plutôt à un hurlement de bête fauve qu’à une exclamation humaine, serra les deux louis dans sa main crispée, et rentra dans le café d’un seul bon. Je le suivis de nouveau.

Je pus assister alors à un de ces revirements étranges de la fortune aveugle qui tiennent du prodige : il jeta ses deux louis sur le tapis et gagna une fois, deux fois, vingt fois, cent fois. Au bout d’un quart d’heure, il avait un monceau d’or devant lui.

Je ne l’avais pas quitté, et je me disais : il va tout reperdre. Je me trompais. Tout à coup, il prit son chapeau, le posa de niveau avec le tapis, se fit un râteau de son bras et poussa dans le chapeau son gain, qui l’emplit jusqu’au bord. Ce fut un tonnerre d’applaudissements.

Mais mon homme n’y fit pas attention, et, me prenant par le bras, il m’entraîna hors de la salle.

– Venez, venez, me dit-il, nous allons partager.

– Nullement, lui dis-je, rendez-moi mes deux louis, c’est tout ce que je vous demande.

– Comme vous voudrez, répondit-il, mais vous allez venir souper avec moi.

En attendant qu’on nous servît, il se mit à compter son argent. Il avait gagné douze mille livres.

– Ah ! me dit-il avec un rire nerveux, c’est deux fois l’argent dont j’avais besoin.

Puis, me considérant avec plus d’attention :

– J’ai peine à croire que vous soyez un garçon perruquier, me dit-il, et si vous maniez le rasoir, c’est pour échapper à celui de la République. Mais ne craignez rien ; vous venez de me sauver la vie et je ne vous trahirai pas. D’ailleurs, ajouta-t-il, moi aussi je suis un aristocrate, et maintenant je me moque du rasoir national ; j’ai deux fois le prix de ma rançon.

Ces paroles incohérentes me donnèrent à penser que j’étais en présence d’un fou.

Sans doute il devina ce qui se passait en moi, car il me dit aussitôt :

– Je ne suis pas fou, monsieur, et, si vous voulez m’écouter, vous vous en convaincrez aisément. Je suis le marquis de Beaumaine, et mon père était président à mortier. J’ai peur de la mort, je ne m’en cache pas, et j’ai été pris d’une terreur folle tout à l’heure, quand j’ai vu que j’avais perdu ma dernière pièce d’or.

– Vous vous seriez donc tué ?

– Non, monsieur, mais j’aurais été guillotiné au premier jour.

– Mais, monsieur, lui dis-je, ce n’est pas parce que vous avez de l’argent que la guillotine vous épargnera.

– Vous vous trompez, me dit-il, j’ai de quoi payer mon « assurance », à présent.

J’étais véritablement stupéfait. Il s’en aperçut et continua :

– Monsieur, au nom du ciel, je vous supplie de me dire si vous êtes un aristocrate et si vous redoutez le moins du monde d’être guillotiné quelque jour ?

– Qu’est-ce que cela peut vous faire ? lui dis-je.

– Comment ! s’écria-t-il, je vous dois la vie et vous me refuseriez la joie de sauver la vôtre !

– En vérité, monsieur, je ne vous comprends pas.

– Eh bien ! reprit-il, écoutez-moi, et vous me comprendrez, monsieur.

Puis, quand l’officieux qui nous apportait une volaille froide et du bordeaux fut parti, il reprit :

– Il s’est formé à Paris une mystérieuse association qui n’a d’autre but que de protéger ses membres contre l’échafaud, l’ennemi commun.

– Allons donc ! fis-je d’un air incrédule.

– Quiconque en fait partie, quiconque verse dans les mains du trésorier une somme de six mille livres, peut vivre tranquille et sans souci. Il peut être arrêté, jugé, condamné, conduit à l’échafaud, mais il ne sera pas guillotiné.

Pour la seconde fois, je crus avoir affaire à un fou.

– Vous ne me croyez pas, me dit-il, et cependant je vous jure que je dis la vérité.

– Oh ! fis-je d’un air de doute.

– Je puis même vous le prouver.

– Comment cela ?

– En vous faisant assister à une des séances des « masques rouges ».

– Vous dites ?…

– Les masques rouges. C’est le nom que prennent les affiliés, attendu qu’ils portent un masque de cette couleur.

– Et où se tiennent ces séances ?

– Tantôt ici, tantôt là ; jamais dans le même endroit. Il y en aura une ce soir…

– Où cela ?

– Venez, vous le saurez. Je vais payer mon assurance, car le délai qu’on m’avait accordé expirait aujourd’hui, et si je n’avais pu payer on m’aurait abandonné.

– Ma foi ! dit le comte Lucien des Mazures qui s’était arrêté un moment pour reprendre haleine, la curiosité triompha de mes répugnances, et je consentis à suivre de nouveau l’homme à l’habit gris.

Nous achevâmes de souper ; puis nous quittâmes le Palais-Égalité, et il m’emmena dans un fouillis de petites rues qu’on appelle la butte Saint-Roch.

Mon guide frappa à la porte d’une maison noire, haute, silencieuse, et qui paraissait inhabitée.

La porte s’ouvrit et une allée ténébreuse s’offrit à nous.

Au bout de l’allée nous trouvâmes une autre porte.

Le marquis frappa encore. Alors un guichet s’ouvrit et un rayon de lumière nous frappa au visage.

– Qui demandez-vous ? dit une voix.

– « C’est le jour de paye, » répondit le marquis.

– Quelle somme apportez-vous ?

– Six mille livres.

– Attendez, je vais vous ouvrir.

Et le guichet se referma et nous nous retrouvâmes dans l’obscurité.

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