XXXII

– Et cela dura quelques secondes. Puis nous entendîmes un bruit de clés et de verrous, et la porte au guichet s’ouvrit toute grande, en même temps qu’une vive clarté nous frappait au visage. Nous nous trouvions au seuil d’un corridor voûté qui paraissait s’enfoncer peu à peu sous la terre, en suivant une pente assez rapide. À gauche, au delà de la porte, était une sorte de guichet comme on en voit à la porte des théâtres.

La même voix qui avait déjà parlé dit :

– Quel est votre numéro ?

– Cent neuf, répondit le marquis.

Le bruit d’un registre qu’on feuilletait surprit mon oreille. Puis, au bout de quelques secondes, la voix reprit :

– C’est bien, vous devez six mille livres.

– Je les apporte.

– Il n’est que temps.

Le marquis tressaillit. La voix continua :

– On devait vous arrêter demain ; mais puisque vous vous acquittez vous pouvez être tranquille.

Tout à coup j’entendis comme une exclamation derrière le guichet : puis je vis un homme masqué qui se montra tout contre le grillage.

– Comment ! dit-il, vous n’êtes pas seul ?

– J’amène un ami qui veut être de la société.

– Ah !

– Voici six mille livres pour lui.

– Mais votre ami a-t-il des raisons sérieuses de faire partie de notre association ?

Je vis une expression d’anxiété sur le visage de l’homme à l’habit gris. Il ne savait pas mon nom. Aussi me hâtai-je de dire :

– Lucien, ci-devant comte des Mazures, a fait partie des chevaliers du poignard.

– Monsieur, me fut-il répondu, avez-vous une pièce sur vous qui puisse faire foi de ce que vous avancez ?

J’avais au cou un médaillon qui renfermait le portrait de mon père, et sur le dos duquel étaient gravées les armes de notre famille. Je le lui tendis à travers le guichet.

Cet homme était sans doute très au courant du blason, car il me rendit mon médaillon en me disant :

– Plus que tout autre, monsieur, vous avez besoin de nous.

Pendant ce temps, le marquis de Beaumaine alignait des piles de pièces d’or sur la plaque de cuivre du guichet.

L’homme masqué les prit l’une après l’autre et les compta.

– C’est bien cela, dit-il. Puis s’adressant à moi :

– Je vais vous inscrire, me dit-il.

La plume grinça sur le papier du registre, et quand il eut fini il lut à demi voix :

Le comte Lucien des Mazures a versé six mille livres aujourd’hui 21 janvier, à minuit moins un quart. Nous répondons de sa tête pendant la présente année.

Après quoi, il me tendit un masque de velours écarlate en tout semblable au sien.

– Vous pouvez passer, me dit-il.

– À quoi bon ce masque ? demandai-je.

– Moi, je sais votre nom, me répondit-il, mais aucun de nos associés ne doit le savoir que le jour où vous serez en péril.

– Ah !

– Nous ne nous connaissons pas les uns les autres, et, je vais vous en dire la raison. Nous avons des opinions diverses. Beaucoup d’entre nous sont royalistes, d’autres sont « modérés », d’autres encore « montagnards ardents ».

– Quoi ! m’écriai-je, il y a des républicains parmi nous ?

– Sans doute ; ils nous sont même très utiles. Nous ne sommes point une société politique, mais une association d’assistance mutuelle contre l’échafaud, qui est, en ce moment, l’ennemi commun. Si nous avions eu une couleur politique, nous eussions sauvé le roi.

– Venez, comte, venez, me dit le marquis, la séance est commencée.

Je posai le masque rouge sur mon visage et je me laissai entraîner par mon nouvel ami. Le corridor dans lequel nous étions, et qui était éclairé de distance en distance par des lampes suspendues à la voûte, aboutissait à une autre porte.

Le marquis frappa trois coups. La porte s’ouvrit et nous nous trouvâmes alors au seuil d’une vaste salle souterraine qui devait être une cave en temps ordinaire. Un objet dont je ne m’étais pas bien rendu compte tout d’abord occupait le fond de la salle. C’était un échafaud. Au-dessous était le bureau du président.

Un homme également masqué et, en outre, revêtu d’une grande robe rouge, y était assis.

– Monsieur le secrétaire, disait-il, veuillez nous lire le procès-verbal de la dernière séance.

Le secrétaire, qui occupait une petite table sous le bureau, se leva et dit :

– Monsieur le président, avant de lire le procès-verbal, je crois qu’il y a des mesures d’urgence à prendre.

– Ah ! avons-nous quelqu’un de nos membres en danger ?

– Oui, monsieur le président, il y en a deux.

– Quels sont-ils ?

– Le numéro 109 et le numéro 70.

Le président ouvrit un registre qu’il avait auprès de lui et le feuilleta.

– Le numéro 109 n’a pas encore pavé sa cotisation, dit-il.

– Pardon, répondit une voix au fond de la salle.

C’était l’homme du guichet qui venait d’entrer.

– Quand a-t-il payé ?

– Il y a dix minutes.

– C’est bien, dit encore le président. Le numéro 109 est-il arrêté ?

– Pas encore.

– Est-il ici ?

– Oui, dit le marquis de Beaumaine sous son masque.

– Vous aurez un passe-port en sortant d’ici, dit le président, et on vous reconduira jusqu’à la frontière.

Puis il prit le registre et le feuilleta de nouveau :

– Le numéro 75, dit-il, n’a pas payé non plus.

– Cela est vrai, dit l’homme du guichet, il demande huit jours.

– On le sauvera quand il aura payé.

– Mais il est en prison.

– Tant pis !

– Et il peut être guillotiné demain…

– C’est un malheur, mais nous ne sauvons que les gens qui payent.

Et le président prononça d’une voix émue, mais ferme l’ordre du jour.

Ici, Lucien des Mazures fut interrompu.

La porte de la prison s’ouvrit.

Un frisson courut parmi les assistants et la duchesse dit :

– Voilà le greffier et sa première liste.

La duchesse se trompait.

C’était le geôlier qui entrait amenant un nouveau prisonnier, ou plutôt une prisonnière. Quand elle parut, ce fut un cri d’admiration tant elle était belle.

Un cri auquel répondit un autre cri… Cri d’épouvante et de douleur poussé par le comte Lucien des Mazures.

Dans cette femme qui entrait calme et souriante, dans cette jeune fille éblouissante de jeunesse et de beauté, et qui avait aux lèvres un fin sourire, il avait reconnu sa cousine, la comtesse Aurore.

Aurore entendit ce cri ; elle salua, puis marcha droit à Lucien et lui dit :

– Bonjour, mon cousin. Au seuil de la mort, voulez-vous oublier nos querelles de famille et me donner la main ?

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