Revenons maintenant à Polyte, que nous avons vu quitter d’abord la villa de la citoyenne Antonia, venir ensuite à Paris et, muni d’une lettre du citoyen X… pour le père Bibi, se rendre rue du Petit-Carreau. La lettre du citoyen X… lui donnait le numéro du père Bibi.
Il rentra donc dans la maison, rencontra un locataire au bas de l’escalier et lui demanda à quel étage demeurait l’homme qu’il allait voir.
Polyte monta. Il frappa successivement aux deux portes du carré, et on ne lui répondit pas.
Alors Polyte pensa qu’il y avait peut-être un concierge et qu’on pourrait le renseigner. Il redescendit et vit une porte ouverte dans l’allée. C’était celle de l’arrière-boutique de la blanchisseuse.
Polyte entra, pensant que c’était la loge du concierge. Tout à coup il entendit des cris, des exclamations étouffées, des sanglots.
– Bon ! se dit-il, qu’est-ce qu’il y a donc par ici, du grabuge ?
Et de l’arrière-boutique, qui était déserte, il passa dans la boutique où Benoît, revenu à lui, racontait en pleurant son arrestation et celle d’Aurore.
– Nom d’une bombe ! c’est le bossu ! exclama Polyte.
Jeanne le reconnut et poussa un cri d’effroi.
Simon Bargevin s’avança vers lui menaçant :
– Qu’est-ce que tu veux, toi ? fit-il en serrant les poings.
Mais Polyte qui, un jour qu’il était avec Coclès, avait rencontré la blanchisseuse, s’écria :
– Hé ! c’est la sœur de mame Coclès ! J’aurais dû me douter que les petites étaient ici.
– L’homme d’Antony ! exclama Benoît.
Jeanne, éperdue, s’était réfugiée derrière Simon Bargevin.
– Vous me connaissez donc, vous ! dit la blanchisseuse.
– Ah çà ! s’écria Polyte, qu’est-ce qu’il y a donc ici ? Pourquoi pleures-t-on ? Répondras-tu, le bossu ?
Et il s’avança vers Benoît.
On ne lui répondait pas ; on n’avait même plus l’air de faire attention à lui.
– Mais où est donc l’« autre » ? s’écria encore Polyte, faisant allusion à Aurore.
– Arrêtée, répondit Simon Bargevin, qui ne savait si Polyte était un ami ou un ennemi.
Polyte jeta un cri. Cet homme nourrissait pour Aurore une passion violente et féroce, un amour de bête fauve. Ce ne fut pas un cri qui s’échappa de sa poitrine, ce fut un rugissement.
Puis il prit Benoît par les épaules, le secoua et lui dit d’une voix rauque :
– Mais parle donc… parle ! où est-elle ? Est-ce que je ne suis pas là, moi, Polyte ? Mais vous ne me connaissez donc pas ? J’irais la chercher sur l’échafaud. Ah ! ah ! ah ! vous verrez, si le bourreau me la prend, il sera un fier lapin.
Et Polyte avait un rire hideux aux lèvres, tandis qu’un tremblement frénétique agitait tout son corps.
Jeanne, que cet homme faisait pâlir tout à l’heure, n’entendit plus que ces mots : « Je la sauverai ! »
Et elle courut à Polyte les mains tendues :
– Vous la sauveriez, vous ? disait-elle.
– Pardieu ! eh ! mais je m’appelle Polyte, moi ! et les tricoteuses me connaissent bien, allez !
En même temps, il regardait Simon Bargevin et Benoît, et leur dit :
– Si vous êtes des hommes, vous autres, venez donc avec moi.
Et il s’élança dans la rue.
Polyte regarda l’heure à l’horloge d’un marchand de vin.
– Bon ! dit-il, nous avons le temps ; jase, bossu.
Benoît lui raconta alors comment ils avaient été arrêtés la veille au soir, Aurore et lui.
– Où vous a-t-on conduits ? demanda Polyte.
– Dans une prison qui est là-bas, de l’autre côté de la Seine.
– Tu ne sais pas son nom ?
– Si, l’Abbaye.
– Diable ! fit Polyte, quand on vous mène là-bas, c’est qu’on ne flâne pas ; il y en a pour trois ou quatre jours. C’est égal, allons-y.
– Tu n’entreras pas, dit Benoît.
– Qui sait ? et puis nous prendrons l’air du bureau.
Et Polyte se mit à courir si fort, que Benoît et Simon Bargevin avaient peine à le suivre. Il atteignit la Seine, traversa le pont Neuf, gagna le quartier latin et arriva tout essoufflé dans la rue de l’Abbaye.
Là, la foule était immense.
Polyte se retourna vers ses deux compagnons :
– C’est la fournée qui va au tribunal, dit-il, mais il n’y a pas de danger qu’elle y soit.
Et il joua des coudes pour pénétrer au milieu de la foule.
La foule était compacte et Polyte, malgré ses efforts, ne put parvenir jusqu’aux deux voitures qui attendaient à la porte de l’Abbaye. Benoît et Simon Bargevin étaient auprès de lui. Alors il se percha sur une borne pour mieux voir.
Soudain Polyte devint affreusement pâle et jeta un cri.
Il venait de voir Aurore monter dans la voiture.
Alors, fou de colère et de douleur, le gamin de Paris se rua au beau milieu de la marée humaine et voulut se frayer un passage ; mais on s’écartait vainement devant lui, le sillon un moment entr’ouvert se refermait, et les voitures étaient en route déjà, que Polyte n’avait pu arriver jusqu’à elles. Néanmoins, la foule s’éclaircit un peu au sortir de la rue de l’Abbaye, et Polyte, jouant des jambes, put suivre les voitures, qui allaient au grand trot, jusqu’à la porte du tribunal.
Mais là un cordon de municipaux à cheval refoulait les curieux, et Polyte ne put aller plus loin. Cependant, le gamin de Paris ne perdait pas tout espoir. Et comme les condamnés sortaient du tribunal et montaient dans la charrette qui devait les conduire au supplice, tandis que Benoît poussait un cri déchirant et tombait presque inanimé dans les bras de Simon Bargevin, Polyte s’écria :
– Je vous dis que je la sauverai.
– Il est fou ! murmura le mari de la blanchisseuse.
– Non, dit Polyte, qui prit la main de Benoît et la secoua rudement ; non, je ne suis pas fou, et je vous dis que je la sauverai.
– Trop tard ! dit Benoît en fondant en larmes.
– Pour vous autres, peut-être, mais pas pour moi… Venez.
Et comme il avait couru après les voitures, Polyte se mit à suivre la charrette des condamnés. Tout à coup, il se retourna encore.
– Écoutez-moi bien, dit-il.
Benoît et Simon le regardèrent avec égarement.
– Vous avez des poings et des épaules, continua Polyte ; il s’agit de ne pas rester en arrière et de vous trouver avec moi au pied de l’échafaud.
– Et puis ? dit Simon.
– Si vous me quittez d’un pas, je ne réponds de rien.
Polyte avait repris son sang-froid et il était en ce moment superbe de courage et de résolution.
– Et quoi que je dise, vous direz comme moi, ajouta-t-il.
– Que veux-tu donc que nous disions ? fit Simon.
– Ce que je dirai, et si je vous prends à témoins vous direz que je ne mens pas.
Benoît et Simon ne comprenaient pas ; mais la confiance de Polyte, à cette heure suprême où Aurore marchait à la mort, avait fini par les gagner.
Alors Polyte leur dit encore :
– Il ne s’agit pas de suivre la charrette, il faut arriver avant elle !