XXXV

Comme le cortège s’arrêtait, pour la vingtième fois peut-être, au coin de la rue Saint-Roch, à l’angle de l’ex-église de ce nom, le mouvement de pression de la foule et le recul de la charrette furent si grands, que le cercle des municipaux se rompit, et qu’une vieille femme, qui portait à la main une de ces chaufferettes qui ont reçu le nom de gueux, put arriver jusqu’auprès même du hideux carrosse.

Elle était vêtue d’un châle vert, coiffée d’un bonnet à rubans, chaussée de sabots ; elle avait le visage ignoble et rouge, qui portait le double stigmate de l’ivrognerie, et de la débauche, elle chantait la « Marseillaise » à tue-tête, et quand, le cercle des municipaux se reformant, on voulut lui faire quitter la place qu’elle avait usurpée, elle injuria les municipaux et les traita d’aristocrates.

Plusieurs fois les municipaux avaient voulu faire éloigner la tricoteuse ; mais elle s’était cramponnée de plus belle en les injuriant.

Au coin de la rue de la Convention, ci-devant rue Royale il y eut un nouveau temps d’arrêt. La foule qui débouchait par quatre endroits à la fois était si pressée qu’il y eut, pendant dix minutes, un véritable désordre. Alors la tricoteuse eut un clignement d’yeux tellement significatif à l’adresse de Lucien, qu’il ne put s’empêcher de tressaillir.

– Baisse-toi, mon petit, lui dit-elle, que je te dise un mot à l’oreille.

Instinctivement, soit curiosité, soit pressentiment, Lucien se baissa de telle façon que les lèvres de la tricoteuse arrivèrent à son oreille.

Et soudain, changeant de ton, cette femme lui dit :

– Vous êtes le comte des Mazures, n’est-ce pas ?

– Oui, dit Lucien stupéfait.

– Ne craignez rien ; on vous sauvera !

C’était la deuxième fois, depuis une heure, que cette parole retentissait à l’oreille de Lucien. Il étouffa un cri et se redressa vivement. Mais, cette fois, la tricoteuse avait disparu.

* *

*

Cependant Benoît, Polyte et Simon Bargevin étaient au pied de l’échafaud. Benoît n’avait pas une goutte de sang dans les veines et il était pâle comme un linceul.

Polyte lui disait :

– Tu sais pourtant que je l’aime. Eh bien ! regarde, je ne tremble pas, moi !…

Et cette confiance que le gamin de Paris avait en lui, tout en ne gagnant Benoît qu’à moitié, l’empêchait de se trouver mal.

Tout à coup une immense clameur s’éleva au milieu de cette mer de têtes qui entourait le sinistre instrument.

Cent mille voix poussèrent le même cri :

– La charrette ! la charrette !

En effet, les condamnés arrivaient. La foule s’entr’ouvrait et se refermait, se pressait, se bousculait, mais la charrette avançait toujours.

– Hé ! vieux, dit Polyte à Simon Bargevin, tu es plus solide que le bossu, toi, je vais monter sur tes épaules.

Et, leste comme un chat, adroit comme un acrobate, Polyte monta sur les épaules de Simon Bargevin et s’en fit un marchepied.

– Prends-moi les jambes et tiens-moi bien ! dit Polyte.

Puis il se mit à regarder par-dessus Simon Bargevin cherchant des yeux la charrette. Elle n’était plus qu’à dix pas de l’échafaud. Polyte aperçut Aurore.

Aurore, souriante et hautaine en même temps, Aurore, qui levait les yeux au ciel, comme l’homme longtemps exilé qui aperçoit enfin dans le lointain les montagnes de la patrie. Un groupe de condamnés la séparait de Lucien, avec qui elle n’avait pu échanger un seul mot depuis le départ du tribunal.

Polyte attacha sur Aurore un œil étincelant ; l’œil du sauvage qui convoite une proie.

– Oh ! qu’elle est belle ! dit-il. Non, non, Brutus ne l’aura pas. Lâche-moi, Simon.

Et il se laissa couler à terre.

Puis il dit à Benoît plus mort que vif :

– Si tu as le malheur de te laisser voir par elle avant que je te le dise, et si ensuite tu ne soutiens pas ce que je dis, elle est perdue ! Mets-toi derrière moi.

– Je ferai tout ce que tu voudras, répondit Benoît d’une voix étranglée par les sanglots.

La charrette était maintenant au pied de l’échafaud, et on en faisait descendre les condamnés un à un. La tricoteuse avait eu raison. On passait selon l’ordre des condamnations. À chaque coup du couperet, Benoît détournait les yeux et sentait ses jambes fléchir.

– Nous y sommes, cette fois, dit Polyte avec un sang-froid héroïque.

Et, en effet, c’était le tour d’Aurore, et la fière jeune fille monta lentement les marches de l’échafaud, portant haute et fière cette tête qui allait tomber !…

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