Polyte était un habitué du sanglant spectacle qui se donnait chaque jour sur la place de la Révolution, et c’était peut-être l’homme le mieux renseigné sur les habitudes du citoyen Sanson, qui avait changé son nom en celui de Brutus. Non seulement Polyte savait qu’on suivait l’ordre indiqué par la terrible liste du greffier, mais il savait encore qu’à chaque dixième tête le panier se trouvait plein, qu’on en apportait un autre, qu’on déblayait l’échafaud et qu’on essuyait le couteau ruisselant.
Tous ces hideux détails duraient environ cinq ou six minutes et prolongeaient d’autant l’agonie du onzième condamné, lequel, debout sur l’échafaud attendait que son tour fût venu. Or, Polyte avait suivi avec une grande attention, au tribunal, l’ordre des condamnations.
Aurore avait été condamnée la onzième, et elle était en ce moment la onzième à monter sur la plate-forme.
Et Polyte avait calculé ce temps d’arrêt qui donnait à son projet des chances de salut.
Comme la jeune fille promenait son regard tranquille sur cet océan humain, qui grondait autour d’elle, un immense murmure de pitié et d’admiration s’éleva :
Dix mille voix s’écrièrent :
– Qu’elle est belle ! qu’elle est belle !
– Oh ! la chère mignonne ! hurla la tricoteuse Gothon, qui était parvenue au pied de l’échafaud.
Tout à coup on entendit un cri féroce, un cri de désespoir surhumain, un cri de lionne dont on enlève les petits :
– Arrêtez ! arrêtez ! disait un homme qui venait de s’élancer, chose inouïe ! sur les degrés de l’échafaud, arrêtez ! elle est enceinte !…
Ce n’était pas la première fois qu’on avait ainsi arraché à la mort de belles jeunes filles sur l’épaule desquelles le bourreau portait déjà la main. Et chaque fois que ces mots avaient retenti, la foule avait battu des mains, et il avait fallu sous peine de voir l’échafaud renversé, le bourreau mis en pièces, les municipaux broyés comme des fétus de paille, surseoir à l’exécution.
Polyte, car c’était lui, était monté jusque sur l’échafaud et répétait d’une voix tonnante :
– Elle est enceinte ! elle est enceinte !
Et il s’était placé entre elle et les aides du citoyen Brutus. Aurore avait jeté un cri, elle aussi, un cri d’horreur, un cri d’indignation suprême !…
– Enceinte !
Elle, la fière et la vertueuse ! elle, la patricienne sans tache ! elle, que Dagobert aimait !
Pendant dix secondes, elle demeura sans voix, sans haleine et comme pétrifiée. Puis, tout à coup, son sang se révolta, ses yeux s’emplirent de flammes et ce fut d’une voix forte, sonore, timbrée par la colère qu’elle s’écria :
– N’écoutez pas ce misérable ! il a menti !…
Mais déjà la foule répétait :
– Arrêtez ! elle est enceinte !
Le bourreau et ses aides stupéfaits avaient suspendu leurs sinistres préparatifs ; le panier plein de têtes et ruisselant de sang demeurait sur l’échafaud. Enfin, le greffier qui assistait, aux exécutions était lui-même monté sur l’échafaud et essayait d’en faire descendre Polyte.
Mais Polyte disait :
– Je suis un patriote, et elle est une aristocrate… Mais ça ne l’empêche pas de m’avoir aimé… et j’ai mes témoins… je ne veux pas qu’on tue mon enfant qui sera un bon patriote.
– Mais hâtez-vous donc, monsieur, disait Aurore au bourreau, cet homme est un misérable et un lâche… et il me déshonore !…
Et Polyte répétait s’adressant à la foule :
– Si vous ne me croyez pas, vous croirez peut-être mes témoins… Avance ici, Benoît !
Alors Simon Bargevin poussa le bossu tout tremblant jusqu’au pied de l’échafaud. Aurore l’aperçut.
– Benoît ! murmura-t-elle défaillante.
– C’est vrai, disait Benoît d’une voix mourante, elle est enceinte !…
Alors Aurore chancela et s’affaissa sur la plate-forme de l’échafaud en poussant un sourd gémissement.
Et la foule continuait de hurler :
– C’est vrai ! c’est vrai !…
Le greffier, le bourreau, les municipaux redoutaient une de ces tempêtes populaires qui sont bien plus terribles que celles de l’Océan. Les tricoteuses elles-mêmes demandaient la vie d’Aurore. Le greffier fit un signe. On prit la jeune fille évanouie et on la porta dans la charrette.
– Qu’on la ramène en prison ! dit-il.
La foule battit des mains et Polyte descendit triomphant de l’échafaud.
– Quand je te le disais, camarade, que je la sauverais.
* *
*
Du moment où on ne guillotinait pas Aurore, la foule s’apaisa subitement. Un instant émue de pitié, elle redevenait féroce, et il n’y avait plus de raison pour elle de s’opposer à la fin du spectacle.
Le bourreau et ses aides eux-mêmes avaient retrouvé leur sang-froid et se hâtaient de réparer le temps perdu.
On fit monter le douzième condamné, devenu le onzième, et sa tête tomba. Pendant ce temps, Lucien était avec les autres au pied de l’échafaud ; et, chose bizarre, il avait retrouvé derrière lui la tricoteuse Gothon.
Celle-ci lui disait à l’oreille :
– Je vais te chauffer les mains d’une drôle de façon. Mais si tu te brûles, ne crie pas. Cela fait encore moins de mal que le couteau.
Et elle avait placé son gueux plein de charbons enflammés au-dessous des mains de Lucien, liées derrière son dos, de façon que le feu attaquât la corde qui les attachait.
Lucien ne savait pas ce que voulait faire cette femme, mais depuis qu’il avait vu sa cousine Aurore échapper si miraculeusement à la mort, il s’était repris au désir de vivre, et il supportait héroïquement le contact du feu.
La corde noircissait et se carbonisait lentement, sans que personne fit attention, car tous les regards étaient concentrés sur la hideuse machine.
La seizième tête venait de tomber ; encore une, et ce serait le tour de Lucien. Alors Gothon lui dit tout bas :
– Tout à l’heure, il va y avoir un fameux grabuge, tu verras…
– Eh bien ? dit Lucien.
– Le cordon des municipaux sera encore rompu et le peuple t’entourera.
– Et puis ?
– On te jettera un manteau sur les épaules et on te mettra un chapeau sur la tête.
– Qui donc ?
– Ceux qui, comme moi, veulent te sauver donc.
– Et… alors ?
– Alors tu donneras une forte secousse avec tes poignets ; la corde est brûlée, elle cassera.
– Bon !
– Et tu t’en iras tranquillement.
Et comme elle disait cela, Gothon cessa de tenir son gueux à la hauteur des poignets de Lucien.
La dix-septième tête venait de tomber ; le dix-huitième condamné était déjà sur le plancher.
– Attention !… dit Gothon, tu vas voir le grabuge.
Lucien ne comprenait pas, mais un immense espoir lui emplissait le cœur. Le bourreau déroulait en ce moment la ficelle qui devait lâcher le couperet.
– Tu vas voir ! dit Gothon.
En effet, le couperet tomba, mais le bruit sourd qui succédait à chacune de ses chutes ne se fit pas entendre : il s’était arrêté au milieu de son parcours. La machine était détraquée. La foule se prit à hurler.
Le patient, calme et résigné, jusque-là, entendant le couteau s’arrêter, avait poussé des cris. On remonta le couperet. Il retomba et s’arrêta encore. Alors le patient, ivre d’épouvante, se prit à secouer la lunette avec fureur.
Pour la seconde fois, la foule fut émue ; les plus féroces se sentaient touchés par les hurlements du patient, et il se fit un mouvement autour de l’échafaud qui renversa les municipaux et amena le peuple dans le centre resté vide et où seule, Gothon, la tricoteuse privilégiée, était parvenue à se glisser.
Ce fut comme l’irruption d’un fleuve grossi qui brise ses digues. Le comte Lucien des Mazures, tout à l’heure entouré de soldats se trouva au milieu de la foule.
– Casse ta corde et file, lui dit Gothon.
Et en même temps, le même homme qui s’était approché de lui au moment où il sortait du tribunal et lui avait dit : « Nous vous sauverons ! » cet homme se trouva à ses côtés, lui jeta lestement son manteau sur les épaules et lui dit :
– Filons !
Puis il l’entraîna à travers la foule, après lui avoir mis une casquette sur la tête, en disant :
– Jamais les masques rouges n’ont laissé tomber une tête dont ils avaient répondu !…
Lucien était sauvé !…