XXXVII

Tandis qu’on transportait, ce même matin-là, le citoyen Paul évanoui dans l’officine d’un apothicaire du voisinage, le père Bibi s’était prudemment esquivé, après qu’un bourgeois de son quartier, lui frappant sur l’épaule, lui eut dit avec un sourire moqueur :

– Farceur ! vous nous direz encore que vous n’êtes pas de la police !

La foudre tombant sur sa tête, un abîme s’ouvrant sous ses pas, eussent moins terrifié le citoyen Bibi que ces simples paroles. Quoi ! depuis vingt ans, cet homme, un des plus habiles limiers de la police, était parvenu à se faire une réputation de bourgeois inoffensif.

Quoi ! la rue Montorgueil, celle du Petit-Carreau, et toutes les rues avoisinantes étaient persuadées que Bibi pleurait comme la boulangère !

Et un homme viendrait qui dirait : Celui que vous preniez pour un honnête et paisible rentier n’est qu’un vil délateur, un espion infâme qui livre les femmes et les filles à l’échafaud.

Bibi se disait tout cela en courant à toutes jambes dans la direction des Halles. Certes, il ne songeait plus ni à son ami le citoyen Paul, ni à la fille de ce dernier, victime de sa maladresse et qui allait périr, ni aux moyens de la sauver.

Non, Bibi ne songeait plus qu’à lui-même. Il se voyait hué, chassé, massacré peut-être, par une foule furieuse.

Il monta rapidement chez lui, s’enferma et se mit à bouleverser les tiroirs de ses meubles. Dans l’un il prit du linge, dans l’autre ses vêtements, dans un troisième un sac de louis dissimulé dans un double fond, et il en vida le contenu dans une large ceinture de cuir qu’il boucla autour de ses reins. Bibi voulait quitter Paris.

En moins d’une heure il eut entassé quelques hardes dans deux petites valises qu’il prit à la main, puis il descendit de chez lui avec un battement de cœur.

Comme il arrivait au seuil de la porte, il vit une voiture de place qui passait à vide. Bibi héla le cocher, et celui-ci s’empressa de s’arrêter.

L’homme de police jeta ses deux valises dans le fiacre, y monta vivement et dit :

– Rue Saint-Honoré !

Or, il y avait dans la rue Saint-Honoré, en face de celle de l’Arbre-Sec, une immense cour avec une porte sur laquelle on lisait : « Messageries et roulage pour tous pays ».

Bibi paya le cocher, mit pied à terre et, ses deux valises sous le bras, il entra dans la cour. Une patache attachée de deux chevaux était prête à partir.

Déjà les voyageurs étaient montés, le conducteur sur son siège, et un homme en carmagnole, une plume derrière l’oreille, les bras couverts de larges manches en lustrine verte, faisait l’appel une feuille à la main.

– Il y a encore une place d’intérieur retenue au nom du citoyen Trumeau, disait-il.

– C’est moi, dit hardiment Bibi.

Et il monta.

Où allait la patache ? Il ne le savait pas ; mais ça ne lui importait pas, pourvu qu’il quittât Paris ?

– Huit livres dix sols, dit l’employé.

Bibi paya, et la patache sortit de la cour, croyant emmener le citoyen Trumeau lequel sans doute était en retard.

À mesure que le calme revenait dans son esprit, Bibi se disait que son absence allait faire plus de scandale que tous les cancans que pourrait faire le bourgeois qui lui avait inspiré une si grande terreur. Puis il songeait à son ami Paul et à la malheureuse jeune fille qui, à cette heure, avait sans doute payé de sa vie sa méprise à lui, Bibi.

Il était tombé dans un silence farouche et, penché à la portière, il regardait machinalement la campagne désolée des jours d’hiver. La patache, bien que faisant le service des dépêches, allait lentement.

Elle mit six heures pour arriver à Pontoise. Ces six heures avaient été fécondes en réflexions pour Bibi et il s’était arrêté à un parti qui ne manquait pas de sagesse.

S’arrêter à Pontoise et y attendre que la voiture venant d’Arras vînt à passer. Alors il monterait dedans et il reprendrait la route de Paris.

La patache entra dans la cour de l’hôtel du Grand Cerf.

Comme Bibi mangeait, une demi-douzaine de nouveaux voyageurs amenés par l’Artésienne entrèrent dans la salle.

La conversation s’engagea alors et devînt générale.

– À quelle heure êtes-vous partis ? demanda un des voyageurs de l’Artésienne.

– À neuf heures, dit la grosse femme.

– Alors, vous ne savez rien.

– Plaît-il ?

– Vous ne savez rien du tapage qui s’est fait à la place de la Révolution ce matin ?

Bibi tressaillit.

– À propos de quoi donc, ce tapage ? demanda-t-il.

– Le peuple a voulu renverser l’échafaud.

– Pourquoi ?

– Parce qu’on voulait guillotiner une belle jeune fille qui était enceinte.

Une sueur froide perla au front de Bibi.

– Et, dit-il, l’a-t-on guillotinée ?

– Non.

Bibi respira. Pourtant, qui pouvait lui dire que la jeune fille dont on parlait était Aurore, la fille de son ami le citoyen Paul ?

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