Le conte de Gaëtano terminé par Fosseuse.
Tandis que Bavolet descendait dans la cour pour y chercher Gaëtano, la reine regardait sévèrement Fosseuse :
— Mademoiselle de Montmorency, dit-elle, m’expliquerez-vous ce que signifie la présence de Bavolet chez vous, à cette heure, et cette aiguière pleine de sang ?
— Votre Majesté m’excusera, répondit Fosseuse, mais ceci n’est point mon secret.
— Ah ! dit la reine d’un ton piqué, c’est celui de Bavolet, sans doute.
Fosseuse ne répondit pas.
— Mademoiselle, reprit la reine avec hauteur, je pourrais vous ordonner de parler, – si je me souvenais que je suis la reine, – je préfère l’oublier et songer seulement que je suis femme ; à ce titre, je respecte votre silence. Mais si je vous en priais, ajouta-t-elle avec cette voix caressante et pleine d’harmonie qu’elle avait quelquefois, si je vous priais de m’avouer…
— Je ne le puis, madame, murmura Fosseuse troublée.
— Et si je devine ?
— Il sera parfaitement inutile que je parle, en ce cas.
— Me direz-vous au moins si j’ai touché juste ?
— Je le veux bien, répondit Fosseuse après une légère hésitation.
— Eh bien ! reprit madame Marguerite, voici ce qui a dû se passer : M. l’ambassadeur d’Espagne est un bélître et un fat, qui a conclu de mon abandon de la nuit dernière et de l’absence d’étiquette qui règne à Coarasse, que j’étais éprise de sa personne, et qu’il n’aurait qu’à venir soupirer sous mon balcon pour que je l’autorisasse à l’escalader.
— Ah ! fi ! dit Fosseuse, qui joua l’indignation parfaitement.
— J’étais à ma fenêtre, après le bal, continua la reine, quand, au détour d’une allée, j’ai vu déboucher le seigneur Gaëtano qui rêvait au clair de lune et m’a dit composer un conte. « Narrez-le-moi, » lui ai-je fait. Il est venu sous ma fenêtre, et puis il a grimpé sur une corniche et m’a commencé le récit de ses élucubrations poétiques.
— Était-ce amusant ? demanda mademoiselle de Montmorency.
— Assez ; mais je n’ai point tout entendu. Une ombre s’est dessinée à la lisière d’un massif, j’ai refermé ma fenêtre et souhaité le bonsoir à M. l’ambassadeur, que j’ai engagé vivement à s’aller coucher.
— Je ne vois là, murmura Fosseuse, rien qui ressemble à mon secret.
— Attendez donc. L’ombre, j’y ai songé, devait être celle de Bavolet, qui a coutume de rôder la nuit dans le parc, où il déniche des merles et des passereaux.
— Vraiment ? fit Fosseuse, en écoutant avec attention.
— Bavolet aura pris l’ambassadeur d’Espagne pour un voleur et il aura voulu lui barrer le passage ; l’ambassadeur craignant d’être reconnu, lui aura sans doute asséné un coup de plat d’épée sur la tête… Aurais-je deviné ?
— Votre Majesté a touché juste, dit hypocritement Fosseuse, et Bavolet, tout honteux, car il a fini par reconnaître M. l’ambassadeur, est monté chez moi le visage en sang et m’a demandé de l’eau, un peu d’essence de rose et le plus profond secret.
— Vous n’avez pas à craindre de reproche, dit la reine impassible, car j’ai tout deviné.
La porte s’ouvrit et Gaëtano entra tenant Bavolet par la main.
— Monsieur l’ambassadeur, dit Marguerite, avez-vous terminé la composition de ce conte dont vous m’avez narré le commencement la nuit dernière ?
— Pas encore, madame, répondit l’ambassadeur en s’inclinant.
— Votre migraine était donc bien terrible ?
— Si terrible que je viens de courir comme un fou à travers champs, et que j’ai essoufflé le meilleur cheval du roi.
— Je narrais ce que je savais de votre conte à mademoiselle de Montmorency, poursuivit la reine, et mademoiselle de Montmorency y prenait un plaisir extrême ; c’est pour nous l’achever que je vous ai envoyé chercher par Bavolet.
— Mademoiselle de Montmorency est trop bonne, murmura l’ambassadeur, de trouver quelque plaisir à ce faible récit.
— Et nous sommes désolées, vraiment, que vous ne l’ayez point terminé.
Gaëtano se mordit les lèvres :
— J’avais, dit-il, imploré le secours de Votre Majesté.
— J’ai si peu d’imagination ; demandez plutôt à mademoiselle de Montmorency.
— À moi ? fit Fosseuse, quelle plaisanterie !
— Faisons mieux, dit l’ambassadeur, aidez-moi toutes deux, mesdames ?
— À merveille, murmura la reine en riant, nous aurons là une singulière façon d’ouïr les contes.
Bavolet, sombre et seul en un coin du boudoir de Fosseuse, était au supplice.
— Ainsi que je vous le disais la nuit dernière, pendant le bal… reprit Gaëtano.
— Fi ! dit la reine, auriez-vous la fatuité de mentir, monsieur l’ambassadeur, c’est sous ma fenêtre et assis sous une corniche… Il faisait un clair de lune superbe…
Gaëtano pâlit et se tut ; la reine jeta un furtif regard à Bavolet ; – Bavolet tourmentait le manche de sa dague.
— Nous nous sommes arrêtés, reprit Gaëtano, à cet endroit où le chevalier maure, amoureux de la sultane, revient à la cour du sultan avec le titre d’ambassadeur du shah de Perse.
— Précisément, dit la reine ; et vous ne saviez encore s’il serait convenable que la sultane, touchée de tant d’amour, lui en témoignât sa satisfaction.
— C’est vrai, murmura Gaëtano, et je priais Votre Majesté de me venir en aide.
— Hum ! dit la reine, consultez mademoiselle de Montmorency.
Fosseuse appuya son menton dans sa jolie main, parut réfléchir quelques minutes, et répondit :
— Si vous me vouliez laisser finir le conte… je crois que je le finirais très bien.
— Voyons ? dit la reine, vous avez tant d’esprit !
— Je vole parfois Votre Majesté, répondit humblement Fosseuse. Écoutez : le chevalier maure était un fat, selon moi, de croire qu’une sultane, quand elle aime, a besoin d’élever son amant ou de le voir en haut lieu. L’amour d’une sultane est un marchepied qui dispense de tout autre titre.
— Je suis assez de cet avis, dit la reine ; continuez, Montmorency.
Gaëtano se mordait les lèvres, Bavolet triomphait.
— La sultane, poursuivit Fosseuse, se prit à songer que le chevalier maure eût montré bien plus d’esprit en demeurant dans l’ombre et se contentant de lever les yeux sur elle, de son coin obscur, bien mieux qu’en allant acquérir des richesses et des grandeurs pour s’en faire remarquer.
— Vous parlez comme un volume de l’abbé de Brantôme, petite, interrompit la reine… Après ?
— Et la sultane se dit : Le chevalier maure a aimé en moi non point la femme, mais la sultane, car il a osé espérer, en voulant, monter jusqu’à moi…
— Diable ! ricana Gaëtano désappointé, voilà un singulier dénouement.
— Attendez donc, continua Fosseuse. Alors la sultane se souvint qu’elle avait près d’elle un beau page, bien timide, bien naïf, brave comme Roland ou Bayard, modeste, et qui l’aimait, dans la religion de son cœur, bien plus que le chevalier maure, car il n’avait jamais osé la regarder, lui dire un mot ou lui faire un aveu… car il n’espérait rien, et vivait d’un banal sourire, d’un gant perdu dans une allée de jardin, d’une fleur fanée tombée de sa ceinture…
La reine tressaillit et regarda Bavolet.
Bavolet était horriblement pâle, Bavolet chancelait comme un homme frappé à mort.
— Alors, poursuivit l’impitoyable Fosseuse, en jetant un sourire ironique à Gaëtano, la sultane n’hésita plus, elle dédaigna le chevalier maure qui était un ambitieux et un fat, et elle prit, un soir, la main du pauvre page et lui dit : « Espère, toi qui n’as jamais espéré ! »
À ces derniers mots, la reine poussa un cri et se précipita vers Bavolet.
Bavolet s’affaissant sur le parquet, venait de s’évanouir…
Fosseuse et Gaëtano, qui se sentaient singulièrement mal à l’aise, se précipitèrent à leur tour vers le page.
La reine était aussi pâle que Bavolet, elle tremblait en soutenant dans ses belles mains la tête de l’enfant, – et elle repoussa Gaëtano avec colère, en lui disant :
— Vous me l’avez assommé ce matin, et ses forces l’ont trahi. Tenez, voilà sa plaie qui se rouvre et qui saigne…
Et comme Gaëtano stupéfait se taisait, elle reprit avec dédain :
— Vous l’avez assommé parce qu’il vous barrait le passage et vous prenait pour un voleur ; vous avez joué à l’amant heureux en refusant de vous nommer, vous avez essayé de compromettre une reine, vous êtes un fat, monsieur, – et vous ne savez pas que les reines ne se compromettent jamais !
Et Marguerite se redressa, grandie de toute la beauté de la douleur, et majestueuse comme devait l’être une princesse de Valois, petite-fille du roi François Ier…