Les suppositions de Fosseuse et la médecine de Nancy.
L’indignation subite de la reine et l’évanouissement de Bavolet venaient de convertir en drame la comédie de Fosseuse.
— Gaëtano, pâle de colère, avait fait un pas en arrière, et dans une attitude respectueuse et fière à la fois, il semblait protester énergiquement contre les paroles outrageantes de madame Marguerite.
Fosseuse, seule, conservait tout son sang-froid.
— Madame, dit enfin Gaëtano, s’adressant à la reine, vous venez de m’accuser, me sera-t-il permis de me disculper ?
Le ton fier et soumis de l’ambassadeur toucha la reine et l’apaisa.
— Monsieur, répondit-elle, pardonnez mon emportement, mais j’ai pour mon page une affection toute maternelle, et, le voyant en cet état…
— Je vous comprends, madame ; mais je veux simplement me laver de l’épithète d’assommeur que vous m’avez octroyée tantôt.
La reine se tourna vers mademoiselle de Montmorency et l’interrogea du regard.
— Il paraît, répondit Fosseuse, que M. l’ambassadeur s’est battu très loyalement avec Bavolet pendant près d’une heure.
— En vérité ? dit la reine étonnée.
— Si loyalement, dit Gaëtano, que je suis blessé moi-même, et que j’ai plus d’une fois épargné la vie de cet enfant.
Mais la reine n’écoutait déjà plus : penchée sur Bavolet, elle lui faisait respirer des sels et mouillait ses tempes avec du vinaigre que lui présentait Fosseuse.
— Mon Dieu ! dit-elle enfin, le pauvre enfant est dans un état de faiblesse extrême…
La voix de Marguerite tremblait si fort que Fosseuse ne put s’empêcher de faire la réflexion mentale suivante :
— Mon conte aurait-il donc fait un miracle en faveur de Bavolet ?
Puis elle ajouta tout haut :
— Si Votre Majesté faisait appeler un médecin ?
La reine leva les yeux sur Gaëtano :
— Monsieur l’ambassadeur, dit-elle d’une voix grave et empreinte d’une inflexion de noble prière, les rois ont parfois des torts comme de simples sujets ; je suis reine et reconnais loyalement les miens. Voulez-vous accepter mes regrets des paroles un peu vives qui viennent de m’échapper… et ne me prouverez-vous pas que vous ne me gardez nulle rancune, en allant vous-même…
— Chercher le médecin du roi, n’est-ce pas ? s’écria l’ambassadeur avec enthousiasme ; j’y cours, madame.
Et Gaëtano se précipita vers la porte, tandis que Marguerite le remerciait avec un noble regard.
Fosseuse et la reine, Gaëtano sorti, demeuraient seules auprès de Bavolet.
Les femmes se comprennent admirablement à demi-mot ; la reine regarda Fosseuse ; Fosseuse comprit et lui dit :
— Vous avez deviné la cause de l’évanouissement de Bavolet. Cette nuit, de l’aveu du page, tout s’est passé loyalement, l’ambassadeur a même ménagé sa vie plusieurs fois !
— Bavolet était donc furieux ?
— Il voulait le tuer. Il l’avait reconnu.
— Je suis une étourdie, murmura la reine.
— Vous n’y êtes pour rien, madame ; mais Bavolet était fou, et je crains qu’il n’ait voué une terrible haine à l’ambassadeur d’Espagne.
— Parce qu’il a trouvé celui-ci sous ma fenêtre ?
— Non, mais parce que hier vous n’avez point quitté son bras.
La reine fronça le sourcil :
— Cet enfant est bien impertinent ! murmura-t-elle avec hauteur.
— Oh ! madame, dit tout bas Fosseuse, pouvez-vous l’accuser ainsi ?
Et comme Marguerite devenait rêveuse, Fosseuse continua :
— L’amour est un mal que nul ne raisonne, et qui fait bien souffrir, madame… Quelle est sa source ? nul le sait. Il naît d’un sourire, il vit d’une fleur perdue, il meurt d’un mot cruel… Quel est son remède ? Nul ne le sait encore, nul jamais ne l’a trouvé… Il est des femmes qui sont reines par le cœur et la beauté, bien plus encore que par le rang ; des femmes qui essaieront en vain de traverser la foule et d’y glisser inconnues… La foule s’écartera respectueuse, la foule les suivra des yeux, la foule deviendra muette et les adorera… Ces femmes ne peuvent sourire impunément ; leur regard ne peut tomber en vain sur un homme ; celui qui aura vu leur sourire, celui qui aura frissonné sous les rayons de leurs yeux, celui-là suspendra son cœur à ses lèvres, celui-là baisera la trace de leurs pieds sur le sol, et son cœur, trouvant des ailes, abandonnera ses lèvres pour suivre cette trace… Ces femmes-là, madame, passent insoucieuses et le front haut au milieu des fronts qui s’inclinent, des poitrines qui battent d’admiration, des cœurs qui saignent d’enthousiasme ; elles passent le dédain aux lèvres, et sourient d’étonnement et de pitié quand un de ces êtres chétifs qu’elles ont fasciné et perdu trahit involontairement son secret et appuie la main sur son sein qui se brise avec un geste de souffrance… Elles sourient et haussent les épaules, car elles ne savent pas combien de remords assaillent l’infortuné qui les aime dans l’ombre, car elles ignorent tout ce qu’il lui a fallu de force et de courage, d’héroïsme et de vertu pour ensevelir son amour aux yeux de tous…
L’amour qui se cache, madame, est le plus respectueux des hommages, la plus discrète des admirations ; – si une femme comme vous oubliait qu’elle est reine, l’amour de cet enfant le lui rappellerait…
Fosseuse s’arrêta et regarda Marguerite.
Marguerite, soutenant d’une main la tête pâle de Bavolet, attachait sur lui un regard troublé et voilé de larmes.
Fosseuse continua :
— Je ne suis pas assez pure, madame, pour avoir le droit d’élever la voix ; je suis assez coupable envers vous…
La reine l’interrompit d’un geste et lui tendit la main.
Fosseuse baisa cette main et reprit :
— Je n’ai ni le droit ni le courage de prier ; la prière serait une insulte, mais je veux au moins le défendre…
Un pâle sourire vint aux lèvres de la reine ; ce sourire tomba sur le visage de Bavolet, et la reine murmura :
— Je lui ai déjà pardonné.
Fosseuse poussa un cri de joie :
— Madame, murmura-t-elle, pardonnez-moi mes torts, et accordez-moi votre royale amitié, je m’en rendrai digne, je vous le jure, ajouta-t-elle avec un soupir… je veux oublier.
— Silence ! dit énergiquement la reine, il faut le sauver d’abord.
— Qui ? demanda mademoiselle de Montmorency en tressaillant.
— Lui, dit Marguerite, le roi.
— Le roi ? murmura Fosseuse troublée.
— Oui le roi, répondit Marguerite de Navarre, le roi que je n’aime point comme époux, mais le roi que j’aime comme roi, comme allié, comme souverain ; le roi dont je porte le nom, le roi qui m’a pardonné mes erreurs, le roi n’a aucun tort à mes yeux…
Écoutez, continua Marguerite… hier je vous abhorrais, Fosseuse ; aujourd’hui je vous aime comme une sœur et veux être votre amie. Le roi court un grand danger, je ne sais lequel encore, mais je veux le savoir, et nous le saurons.
— L’ambassadeur ? la señorita ? fit mademoiselle de Montmorency tremblante.
— L’un et l’autre. Vous connaissez la politique astucieuse de l’Espagne qui, depuis plusieurs siècles, convoite la Navarre ? – Eh bien ! je vous assure que la présence d’un ambassadeur espagnol ici et celle de cette aventurière qui le suit, masquent quelque ténébreux complot…
— Madame, interrompit Fosseuse, je le crois comme vous, et vous me prévenez, car j’allais m’ouvrir à vous et vous demander votre appui.
— J’avais commencé l’œuvre, reprit Marguerite, une imprudence m’a arrêtée en chemin. Il est impossible que j’aille plus loin, j’ai trop formellement donné son congé à M. l’ambassadeur, tout à l’heure.
— Je continuerai votre œuvre, madame, soyez-en sûre… et nous sauverons le roi !
Marguerite tendit de nouveau sa main à mademoiselle de Montmorency.
— C’est convenu, dit-elle ; maintenant occupons-nous de mon étourdi de page…
— Pauvre enfant ! murmura Fosseuse avec compassion et en jetant à la reine un triste et mélancolique regard.
— Mon Dieu ! dit vivement Marguerite dont les joues s’empourprèrent subitement, savez-vous que je suis horriblement vieille, Montmorency, je vais avoir… c’est affreux ! je vais avoir trente ans !
— L’âge se compte aux rides, madame, et… vous n’en avez pas.
— Sur le front peut-être… mais au cœur ?
Fosseuse soupira, puis elle regarda Bavolet, qu’à l’aide de la reine elle avait placé sur son lit.
— Cet enfant, murmura-t-elle, est né sous une mauvaise étoile ?
La reine tressaillit.
— Pourquoi cela ? dit-elle.
— Pourquoi ? répondit Fosseuse, parce que Dieu a fait à tous les hommes un don qui ne sera point pour lui. Le condamné dont on dresse le gibet, le moribond que le râle étrangle, la mère qui se tord au chevet de son enfant qui agonise, le marin que la brise emporte et qui voit fuir, l’œil humide, la terre bleue où il est né, – l’ont en partage, ce don que n’a point Bavolet…
— Quel est-il ? demanda la reine émue.
— L’espérance, murmura Fosseuse.
— Qu’en savez-vous ? dit tout bas Marguerite qui posa sur le front blanc du page ses lèvres frémissantes, l’espérance et l’avenir sont à Dieu.
Puis honteuse sans doute, d’en avoir trop dit, elle ajouta brusquement :
— Mais ce médecin ne vient donc pas ? mon Dieu ! mon Dieu !
— Le voici ! dit une voix.
La porte s’ouvrit et Gaëtano entra suivi du médecin.
Le médecin examina Bavolet attentivement.
— Ce n’est rien, dit-il ; il faut le transporter chez lui, et quand il recouvrera ses sens, le laisser seul. Son mal provient d’une violente émotion et d’une faiblesse.
On transporta Bavolet, la reine le suivit, laissant Gaëtano seul avec Fosseuse.
Quand la porte fut refermée, Fosseuse regarda l’ambassadeur avec un ironique sourire :
— Eh bien ! lui dit-elle, comment trouvez-vous ma manière de terminer un conte, monsieur l’ambassadeur ?
— Assez originale, grommela Gaëtano en se mordant les lèvres, mais peu vraisemblable…
— Par exemple !
— Et je vous assure que le chevalier maure aimait assez sincèrement la sultane pour mériter un meilleur sort, en place de l’insulte qu’il a reçue… tout à l’heure.
— Tout à l’heure ? Ah ! mon Dieu !
— Certainement, dans notre conte. Je dis notre, parce que nous en avons composé chacun la moitié.
Un fin sourire vint aux lèvres de mademoiselle de Montmorency et mit à nu ses petites dents blanches.
— Est-ce que ce chevalier maure aurait existé ? demanda-t-elle.
— Qui sait ?…
— Au fait, dit ingénument Fosseuse, il se nomme peut-être Aben-Gaëtano, et est amoureux de la sultane Marguerite.
— Précisément, murmura l’ambassadeur avec un soupir.
— En vérité ! Oh ! l’étourdie que je fais !
— Il est certain, ajouta Gaëtano que vous m’avez fait bien du mal tout à l’heure, mademoiselle…
— Vous l’aimez donc bien ?
— Oh ! fit Gaëtano en portant la main à son cœur.
— Mon Dieu, reprit Fosseuse, je suis bien désolée… et je mérite votre colère…
— Ah ! fi !
— Votre haine ?
— Moi, vous haïr ?
— Que voulez-vous ? je me trompais… je croyais…
— Que croyiez-vous, mademoiselle ?
— Presque rien… je me figurais… Bah ! à quoi bon ces confidences ?
— Dites toujours.
— Eh bien ! il me semblait difficile qu’un ambassadeur, un personnage grave comme vous pût éprouver une passion… sérieuse…
— Vous vous trompiez, mademoiselle, murmura Gaëtano avec un geste dramatique.
— Hélas ! je le vois bien, et j’en suis confuse. Que diable ! aussi, comment supposer qu’un ambassadeur qui conte fleurette à une reine ne fait pas de la politique sous le pseudonyme de galanterie ?
— Ah ! dit vivement l’ambassadeur, vous supposiez cela ?
— Mon Dieu ! oui, mais vous le voyez, je me trompais… et c’est bien fâcheux ?
— Pourquoi cela ?
— Fâcheux pour moi, bien entendu… Oh ! il est inutile que je m’explique…
— Si je vous en priais…
— Du tout, vous aimez la reine… vous me perdriez…
— Supposez que je ne l’aime pas.
— Que de suppositions ! s’écria Fosseuse en riant. Soit, supposons… que faut-il supposer ?
— Que je n’aime pas la reine.
— Soit, vous ne l’aimez pas… Alors, je serais allée à vous, et je vous eusse dit : Vous n’aimez pas la reine pour elle, vous l’aimez pour les secrets du roi…
Gaëtano tressaillit et recula :
— Quelle singulière plaisanterie ! murmura-t-il.
— Simple supposition, cher seigneur, supposition pure, croyez-moi. Alors j’ajoutais : Le roi et la reine font assez mauvais ménage et ne possèdent les secrets l’un de l’autre que lorsqu’ils les devinent… et c’est rare. Or la reine n’a pas à se plaindre du roi, qui est fort complaisant pour elle, et elle saurait parfaitement sacrifier son amour à sa dignité de femme et de reine, s’il était question de secrets d’État. Les reines peuvent être femmes quelquefois… en amour… jamais en politique !
— Ah vraiment ! ricana Gaëtano stupéfait de l’aplomb railleur de Fosseuse.
— Par exemple, continua-t-elle, j’eusse certainement ajouté : Si les secrets du roi sont quelque part, ils pourraient bien être… chez… – Bah ! exclama Fosseuse, il est inutile de vous dire où. Qu’il vous suffise de savoir que si une femme devait trahir le roi, ce serait peut-être celle-là que le roi aurait ignominieusement trompée.
— Le roi a donc trompé une femme ? demanda ingénument l’astucieux Gaëtano.
— Peut-être ; une demoiselle de haut rang, portant un noble nom, qui a par amour, oublié ce rang et ce nom, qui a tout sacrifié, tout foulé aux pieds… et qui n’a recueilli pour fruit de son abnégation qu’un lâche abandon, qu’un dédain insultant…
— Vraiment ? fit Gaëtano, cette femme existe.
— Oh ! murmura l’espiègle Fosseuse, vous savez que nous en sommes au chapitre des suppositions… voilà tout !
— Il y a trois choses bien fâcheuses, mademoiselle.
— Lesquelles, s’il vous plaît ?
— La première, c’est que j’aime la reine.
— Pourquoi ? la reine est belle entre toutes.
— La seconde, c’est que je n’ai point un but politique…
— Il paraît que c’est très amusant, la politique. Voyons la troisième.
— C’est que la femme dont vous parliez tout à l’heure n’existe pas.
— Mon Dieu ! ces deux dernières choses pourraient dépendre de la première. Si vous n’aimiez pas la reine, vous auriez certainement un but politique en la courtisant, et la femme dont je vous parlais… existerait peut-être…
— Vraiment ? En ce cas, il y aurait une quatrième chose non moins fâcheuse.
— Bon Dieu ! Quel homme funèbre vous êtes.
— Ce serait que vous ne soyez point cette femme.
— Ah ! par exemple. – Eh bien ! puisque nous avons supposé jusqu’ici, supposons encore…
— Alors je me permettrai de regretter un cinquième malheur.
— Quel mélancolique personnage vous faites avec vos regrets !
— Je regretterai qu’étant cette femme, vous ne m’aimiez pas un peu, ne fût-ce que pour vous venger.
Fosseuse éclata d’un fou rire :
— Eh bien ! s’écria-t-elle, ajoutons celle-ci à la liste de nos suppositions, et renvoyons-en l’analyse à plus tard ; voici bien longtemps que nous causons, et on s’imaginerait que nous conspirons. – Où vous reverrai-je ?
— Vous supposerez ce soir que vous avez la migraine et qu’un tour de parc vous ferait du bien.
— Et vous ?
— Moi je supposerai que je vais l’avoir. Adieu.
Et Fosseuse s’esquiva.
Gaëtano demeura seul dans le boudoir et dit après dix minutes de rêverie :
— J’étais un fou, la reine se moquait de moi ; et je ne voyais pas que mon allié le plus naturel devait être une maîtresse délaissée et jalouse.
Et Gaëtano s’en alla à son tour.
Une heure après, deux femmes étaient assises au chevet de Bavolet qui secouait, après un long évanouissement, un reste de délire.
C’étaient madame Marguerite et Nancy, l’espiègle camérière que nous avions un peu oubliée.
Le délire de Bavolet était furieux et empli de visions :
— Il faut que je le tue… murmurait-il, il le faut… il a mon secret… il sait que je l’aime… et il le lui dira… Oh ! si elle le savait… si elle le soupçonnait… il faudrait que je meure… la vie ne me serait plus possible… et je veux vivre, pourtant… je veux vivre pour la voir… la voir tous les jours, à toute heure… pleurer de joie quand elle me regarde… écouter le son de sa voix comme une divine harmonie… frissonner quand son haleine effleure mes cheveux… N’est-ce point assez tout cela ? n’est-ce point le bonheur sur terre ?… le bonheur aussi ample, aussi immense que le puisse souhaiter la plus ardente tête ; le cœur le plus enthousiaste ?…
Bavolet s’interrompit et parut rêver… Nancy et la reine se regardaient : la reine était émue ; Nancy souriait.
— Comme il vous aime, murmura Nancy.
— Tais-toi ! tais-toi ! c’est un petit fou, un écervelé…
— Son amour doit être un ravissant poème… hasarda la camérière.
— Mais taisez-vous donc, petite ! exclama la reine avec impatience.
— Un poème que Pepa voudrait bien lire, assurément.
— Pepa ? dit la reine fronçant le sourcil, que signifie ici le nom de Pepa ?
— Pepa l’aime, fit Nancy avec son mutin sourire ; ces Espagnols ne doutent de rien.
— Pepa est bien hardie, murmura la reine avec dédain, bien hardie, en vérité ! d’aimer mon page.
— Pourquoi les Scribes ne feraient-ils point l’aumône à ceux que les Pharisiens repoussent, répondit Nancy qui avait lu la Bible.
Marguerite tressaillit :
— Les Pharisiens ont le cœur dur, dit-elle, mais ce cœur n’est point de roche, cependant…
— Chut ! fit la camérière, écoutez…
Bavolet, un moment assoupi, venait de reprendre son monologue, et cette fois d’une voix mélancolique et pleine de suaves admirations :
— Qu’elle était belle, murmura-t-il, qu’elle était belle hier avec ses noirs cheveux roulés en torsades et rejetés en arrière… Comme elle promenait un fier regard sur la foule qui frissonnait d’enthousiasme… Comme ils la regardaient, comme ils l’admiraient tous… Le roi lui-même a dit qu’elle était belle… Si ma vie n’eût été trop chétive, si le salut de mon âme n’eût été un trop mince sacrifice, j’aurais en ce moment vendu au démon ma vie et mon âme, pour avoir le droit d’appuyer mes lèvres sur le bas de sa robe…
Bavolet s’arrêta et joignit les deux mains comme un ange qui se prosterne devant la Vierge ; on eût dit qu’il sentait que la reine était près de lui.
— Mon Dieu ! murmura Marguerite, cet enfant me rendrait folle… Nancy ma mignonne, rappelle-moi donc que je vais avoir trente ans !
— Elle était belle aussi, reprit Bavolet… bien belle, un soir d’été qu’elle s’appuya sur mon bras et m’emmena dans la forêt pour cueillir des cerises rouges… L’herbe du sentier était verte, les buissons en fleurs, la brise chantait dans les arbres… Elle me fit asseoir près d’elle… Elle joua avec mes cheveux… et moi je la contemplais, et j’eusse échangé ma part de paradis éternel pour une heure de plus de ce repos qu’elle me faisait prendre auprès d’elle…
Bavolet s’interrompit encore, – mais cette fois il fit un brusque mouvement, poussa un cri et ouvrit les yeux.
Le délire était passé.
Marguerite n’eut que le temps de se dérober derrière un rideau, laissant Nancy au chevet.