Chapitre 9

Où il est parlé des projets de Gaëtano, de l’Infante d’Espagne et d’une chaîne d’or (suite).

Ce n’était plus, ainsi que Gaëtano venait de se l’avouer, le beau et fier don Paëz, le brillant colonel des gardes, le hardi gouverneur de l’Albaïzin, le superbe roi de Grenade. C’était un gentilhomme aux cheveux grisonnants, au dos voûté, au front creusé de rides profondes, portant la barbe inculte et longue, les cheveux veufs de tout essence, et ayant dans la physionomie une singulière expression de tristesse farouche et sombre.

— Eh bien ? frère… demanda Gaëtano avec anxiété.

— Tiens, répondit don Paëz en lui tendant un parchemin roulé, sans sceau ni armoiries et qui ne renfermait que ces quelques mots sans signature :

« Le roi accepte ; le couvent est prêt. »

— Le roi est prudent, murmura Gaëtano. Et maintenant, à l’œuvre !

Hector hocha la tête.

— Pourquoi tant nous presser ? demanda-t-il tristement, l’enfant est-il retrouvé ?

— Frère, dit gravement Gaëtano, dans un mois expirent les dix années que nous avons consacrées à sa recherche ; dans un mois le duc de Guise sera roi de France, le Béarnais mis hors de cause, enfermé, et la Bretagne nous sera rendue. Eh bien ! si l’enfant n’est point retrouvé, nous ferons un duc de Bretagne.

Et Gaëtano regardait don Paëz à la dérobée.

Don Paëz, toujours sombre s’appuyait au pommeau de sa selle et paraissait rêver.

— À quoi songes-tu donc, frère ? demanda Gaëtano.

— Je songe, répondit don Paëz que la vie est une roue dont l’homme parcourt deux fois les rayons ; il retrouve, à son âge mûr, le sentier battu par sa jeunesse, et il se prend parfois d’amour pour la fleur inclinée déjà au souffle de l’orage et qu’il a brutalement foulée aux pieds la première fois qu’il a passé près d’elle, alors qu’elle était fraîche, belle et toute étincelante de la rosée du matin.

Hector soupira et se tut ; mais Gaëtano regarda don Paëz avec étonnement :

— Que veux-tu dire avec tes maximes ? lui demanda-t-il ?

— C’est une triste histoire, répondit don Paëz ; une histoire à fendre le cœur d’un homme moins bronzé que moi par les drames lugubres de la vie. Deux femmes m’ont aimé dans ma jeunesse ; ces deux femmes eussent souhaité être reines du monde pour me céder leur trône ; j’en ai fait tour à tour le marchepied de mon ambition, et je les ai traînées sans pitié à ma suite… Il était réservé à mon âge mûr, désillusionné et flétri, de les aimer toutes deux de ce même amour qu’elles ont eu pour moi. Frères, vous savez si j’ai aimé vivante et si j’ai pleuré, après son trépas avec des larmes de sang, cette princesse maure à qui je devais mon trône ?…

— Nous le savons, murmura tristement Hector.

— Mais, ce que vous ne savez pas, c’est que la seconde…

— L’infante ? fit Hector tressaillant.

— Celle-là ne t’aime plus, Paëz, dit Gaëtano, celle-là t’aima quelques jours à peine, car elle ne t’a point reconnu.

— Tu te trompes, Gaëtano.

Gaëtano et Hector regardèrent curieusement don Paëz.

— Écoutez, reprit-il : il y a trois jours, au moment où, à huit heures du soir, je sortais de chez le roi avec le parchemin que j’apporte, une femme passa près de moi dans ce même escalier que je gravis il y a cinq ans pour regagner mon logis, en quittant Philippe II, mon maître, qui m’envoyait à l’Albaïzin. Ce soir-là, une jeune fille avait collé sa bouche à mon oreille, au milieu des ténèbres, en me disant : Soyez grand et fort, je vous aime ! – Eh bien ! il y a trois jours, dans ce même escalier, presque à la même heure, comme je descendais, le front incliné sous le poids des tristes et sombres pensées qui m’obsèdent, une femme s’offrit tout à coup à mes yeux. Elle tenait un flambeau à la main et je la reconnus. C’était l’infante ! Non plus la jeune fille, l’enfant rieuse et mutine qui m’avait tant aimé, mais l’infante devenue femme, pâle et triste, avec des yeux brillants de fièvre ; l’infante ressemblant à une madone de cire vierge.

Elle me contempla quelques secondes avec une expression étrange, puis elle se pencha vers moi.

— Paëz ? me dit-elle tout bas.

Je tressaillis et ne répondis point.

— Je t’ai reconnu, continua-t-elle, malgré ta chétive apparence et ton front ridé…

Elle prit ma main et l’appuya sur son cœur, son cœur battait à rompre sa poitrine.

Elle me retint doucement et ajouta :

— Que veux-tu ? est-ce de l’or, du pouvoir, un titre, un gouvernement ? parle ; mon frère m’aime et m’obéit… je suis son plus intime conseiller… il n’a rien à me refuser… dis, que veux-tu ?

— Rien, répondis-je, je ne mendie point.

— Mendier ! fit-elle avec un geste de douleur, ce mot est cruel, Paëz, et je ne le mérite point…

— C’est que je vous fais pitié, murmurai-je.

— Non, dit-elle bien bas en replaçant ma main sur son cœur, dont, j’entendais presque les battements précipités, – c’est ; que je t’aime encore…

Je sentis mes genoux fléchir et un nuage passer sur mes yeux troublés.

— Madame, lui dis-je d’une voix étranglée, vous m’offrez des trésors, un titre, un gouvernement, tout ce que désirait mon ambitieuse jeunesse ; au lieu de tout cela, accordez-moi une grâce unique.

— Que voulez-vous ? fit-elle frémissante.

— De loin en loin, quand vous me rencontrerez et que nul ne pourra nous entendre, répétez-moi ces trois mots qui viennent de vous échapper…

Je pris vivement sa main, j’y mis à la fois un baiser ardent et une larme, et, la laissant immobile et pétrifiée, je m’enfuis.

Don Paëz ayant ainsi parlé, cacha sa tête dans ses mains et pleura.

Tout à coup les trois frères, un moment silencieux et recueillis, tressaillirent et levèrent la tête ; un cavalier remontait la vallée au galop essoufflé d’un vigoureux étalon.

Ce cavalier qu’aucun d’eux n’attendait, ce cavalier poudreux et qui venait de loin, c’était Gontran !

Hector, don Paëz, Gaëtano poussèrent un cri de surprise et coururent vers lui.

— Frères, leur cria-t-il en les apercevant, frères ! l’enfant n’est point mort !

— Que dis-tu ? exclamèrent-ils.

— Je dis que l’enfant, notre seigneur et maître, est plein de vie.

— Tu l’as donc retrouvé ?

— Non, mais je suis sur sa trace. Voyez plutôt…

Et Gontran tira de son sein une boîte qu’il ouvrit aussitôt :

— Tenez, dit-il, voilà la chaîne d’or qu’il avait au cou la nuit de la Saint-Barthélemy.

Les trois frères regardèrent la chaîne d’or avec étonnement, puis Hector s’écria :

— Je la reconnais, je la reconnais, moi ; c’est bien celle que l’enfant avait au cou le jour où nous le vîmes dormant sur un lit de repos à la tour de Penn-Oll. Je le pris dans mes bras, je m’en souviens, et je remarquai cette chaîne parce qu’elle était d’un merveilleux travail et qu’à ses ciselures on devinait son origine écossaise. – Mais où l’as-tu trouvée ?

— Comment supposer par ce simple bijou que l’enfant vit encore ? demandèrent tour à tour don Paëz et Gaëtano.

— Écoutez, reprit Gontran : si l’on doutait de la Providence, les merveilles de ce dieu inconnu qu’on nomme le Hasard y feraient certainement croire. Vous le savez, j’accompagne souvent le duc de Guise à Paris lorsqu’il y vient incognito, dans l’intérêt de la sainte Ligue et dans les siens, qui sont les nôtres, maintenant.

Il y a huit jours, en donnant mes instructions à Hector, il était convenu que je ne viendrais point ici et vous laisserais tout le soin de l’abdication du roi de Navarre, me réservant celui de nos intérêts auprès du duc. Rien encore ne me faisait supposer que j’irais à Paris ; – mais Hector était à peine parti depuis une heure lorsque le duc me manda près de lui.

— À cheval, me dit-il, et ventre à terre jusqu’à Paris.

— Que faut-il y faire ?

— Porter ce message à madame de Montpensier, ma sœur, me répondit-il.

Dix minutes après j’étais en selle, trente heures après je franchissais les murs de Paris.

Je descendis selon ma coutume, dans une sorte de cabaret borgne situé à la place Bourdelle, et qui, sous le patronage de saint Pacôme, loge et héberge les pauvres gentilshommes dont la bourse est légère, et quelquefois ceux qui, ayant leur escarcelle pleine, ont de bonnes raisons, comme moi, pour demeurer inconnus.

Le soir venu, je me présentai rue de Bussy, chez madame de Montpensier, et m’acquittai de mon message.

— Il vous faudra attendre huit jours, me dit la duchesse, avant de retourner auprès du duc. Demeurez caché dans l’hôtellerie où vous êtes et attendez-y mes instructions.

Je repris le chemin du cabaret dédié à saint Pacôme et m’y attablai devant un maigre repas, comme un cavalier affamé et peu difficile sur les mets qu’on lui sert.

Mais tandis que je soupais et vidais ma cruche de piètre vin, une querelle s’engagea à une table voisine de la mienne et attira mon attention : – Deux buveurs se disputaient à propos d’un coup de dés mal lancé ; – des deux buveurs, l’un était mon hôte lui-même, l’autre un moine génovéfain.

— Je vous dis, criait l’hôte, que le coup est nul, et je le soutiens !

— Tarare ! répondait le moine, si vous n’aviez pas perdu toute la journée et ne me deviez déjà deux brocs de vin de Guienne et dix pistoles, vous auriez l’esprit mieux fait ; vous n’êtes pas beau joueur.

— Moi, pas beau joueur ? vociféra l’hôte ; si le coup que vous venez de jouer était nul, si vous vouliez le considérer comme tel, – je vous jouerais bien successivement tout mon avoir, mon hôtellerie et ce qu’elle renferme, les dix perches de terrain qui l’entourent et les cinquante arpents de vigne que je possède à Argenteuil.

— Contre quoi ? demanda le moine.

— Contre votre froc, dit l’hôtelier furieux.

— Tope ! s’écria le génovéfain – le coup est nul.

— Pardieu ! reprit l’hôte, je vais commencer par une certaine chaîne d’or, qui est d’un bon poids, et qui vaut bien, à elle seule, la moitié de ce que j’ai sous mon toit de briques.

— Voyons la chaîne ? dit le moine, dont l’œil s’alluma de convoitise…

— Oh ! c’est un vrai bijou, fit l’hôtelier avec assurance, en se levant et allant vers un bahut duquel il tira la chaîne. Tenez, je m’en rapporterais volontiers, pour sa valeur, à l’estimation de ce cavalier qui festoie près de nous sans souffler mot.

En parlant ainsi, l’hôte me plaça la chaîne sous les yeux. Je la regardai d’abord avec indifférence, puis l’examinant tout à coup avec attention, je la reconnus et me levai précipitamment.

— D’où tenez-vous ce bijou ? m’écriai-je. Qui vous l’a vendu ? Où l’avez-vous volé ?

— Tout beau ! répondit-il en souriant, je suis connu de MM. les échevins et les prévôts, mon gentilhomme, pour un catholique qui ne vole personne et n’a jamais réclamé que son bien. Je n’ai point volé cette chaîne…

— Mais enfin, d’où la tenez-vous ?

— D’un petit gentilhomme jeune et gentil comme un page du roi.

— Quel âge avait-il ?

— Environ seize ans.

— Son nom ?

— Je l’ignore.

— Son pays ?

— Je ne sais. Mais il parlait un langage qui ressemblait à l’espagnol.

— Et vous dites que c’était un page ?

— Il en avait la tournure.

— Mais comment vint-il ici ?

— Il arriva un soir, mit le cheval à l’écurie, demanda à souper et soupa gaillardement. Il but surtout de mon meilleur vin en aussi grande quantité qu’eût pu le faire un vieux reître ou un paillard de lansquenet. Le vin lui troubla la raison ; et, quand son repas fut achevé, il tira de ses chausses un cornet et des dés et cria : « – Holà ! qui donc ici veut faire la partie d’un honnête gentilhomme ? »

C’était un mercredi des Cendres. Les révérends pères génovéfains, mes pratiques habituelles, se trouvaient à l’office ; mon cabaret était à peu près désert, et personne ne répondit.

Alors, j’eus pitié de ce gentil garçon qui paraissait s’ennuyer fort, et je m’assis à sa table. Il tira sa bourse, qui était ronde, par la messe ! la posa près de lui et jeta bruyamment les dés sur le tapis.

Quand on a trop bu, on joue mal, ce qui est une preuve que la Fortune est une petite maîtresse qui n’aime pas l’odeur du vin. Le petit gentilhomme n’était pas en veine ; il perdit. Il perdit une fois, dix fois, cent fois, si bien que la bourse se vida, et que la bourse vidée, il coupa, avec son poignard, les boutons de son pourpoint et les perdit comme ses pistoles ; puis il se débarrassa de l’agrafe de diamants qui retenait la plume de son feutre – et l’agrafe eut le même sort.

Alors il se leva désespéré et me dit :

— C’est fini, je n’ai plus rien !

— Et ceci, lui dis-je, en désignant du bout de mon doigt la chaîne qui pendait à son cou.

— Ceci ? fit-il en pâlissant, c’est un bijou de famille ; c’est la seule richesse qu’une mère inconnue a attachée sur ma poitrine, le seul signe mystérieux avec lequel il me sera permis peut-être de retrouver ceux que je cherche…

— Bah ! lui dis-je, la chance peut tourner… Tenez, tout ce que vous avez perdu contre cette chaîne.

Il hésita une minute, puis il saisit les dés d’une main fébrile, les remua longtemps au fond du cornet et les rejeta sur la table.

— Sept, murmura-t-il frémissant.

— Je les pris à mon tour et amenai le nombre onze.

Je le vis aussitôt pâlir et trembler, – puis il se leva sans mot dire, prit son chapeau et sortit, me laissant tout interdit. Je n’étais point revenu encore de ma stupéfaction, quand je l’entendis s’éloigner au trot de son cheval qu’il avait sellé lui-même.

— Et, m’écriai-je, quand mon hôte eut fini de parler, continua Gontran, vous ne le suivîtes point ?

— Il était nuit et il pleuvait.

— Vous ne le revîtes pas le lendemain ?

— Jamais !

— Combien y a-t-il de cela ?

— Six mois environ.

— Et vous êtes sûr qu’il était Espagnol et page ?

— J’en jurerais presque.

J’en savais assez ; ce jeune homme, c’était l’enfant, et s’il était Espagnol, ce devait être un page de Philippe III. Frères, j’ai acheté cette chaîne le double de sa valeur réelle ; frères, j’ai oublié le service du duc mon maître, je suis remonté à cheval, je suis accouru vers vous et je vous ai crié : l’enfant vit !

— Dieu est enfin pour nous ! s’écria Hector.

— Et maintenant, poursuivit Gontran, serrons-nous la main et que l’un de vous m’accompagne.

— Mais notre plan, frère, l’as-tu donc oublié ? demanda Gaëtano.

— Non ; mais vous êtes assez de deux, au besoin, pour l’exécuter ; et d’ailleurs, bientôt nous serons de retour.

— Où vas-tu donc ?

— À Madrid, pardieu ! à Madrid ; là, sans doute, est l’enfant, – l’enfant que je cherche nuit et jour depuis dix années !

— Frère, dit alors Hector, je te suis, et je te guiderai.

Et Hector sauta en selle à son tour.

— Adieu donc, reprit Gontran, ou mieux, à bientôt ; dans cinq jours nous serons ici… et peut-être, – oh ! mon cœur se brise dans ma poitrine… peut-être ne reviendrons-nous pas seuls !

— Frères, Dieu vous conduise, répondit Gaëtano, et puissiez-vous ramener cet enfant à qui notre vie est dévouée.

Hector et Gontran firent de la main un dernier signe d’adieu et s’éloignèrent au galop.

Don Paëz et Gaëtano les suivirent longtemps des yeux à travers les clairières et les rochers ; puis, quand un pli du terrain les eut dérobés à la vue, l’ambassadeur se retourna vers son frère :

— Tu vas demeurer ici, lui dit-il ; tu ne sortiras pas le jour, tu te montreras le moins possible ; chaque nuit, je viendrai me consulter avec toi. Un amer sourire éclaira le sombre visage du roi déchu.

— J’ai la tête bien faible maintenant, murmura-t-il, pour être d’excellent conseil ; mais, Dieu merci ! j’ai encore le bras lourd, et tu peux le guider sans crainte.

Gaëtano remonta à cheval et regagna Coarasse, où nous venons de le voir mettre pied à terre sous la fenêtre de Fosseuse, puis monter chez elle sur l’invitation de la reine, au bras de Bavolet, son mortel ennemi.

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