Les suppositions de Fosseuse et la médecine de Nancy (suite)
Bavolet jeta autour un regard étonné, puis aperçut Nancy.
— Tiens, dit-il, te voilà, petite ; que fais-tu ici ?
— J’attends que vous vous éveilliez, monsieur Bavolet.
— Et pourquoi faire, attends-tu mon réveil ?
— Pour vous faire prendre cette potion.
— Je suis donc malade ?
Nancy fit un signe de tête affirmatif.
— Il est vrai, reprit Bavolet, que j’ai fait de vilains rêves ; je crois que j’ai rêvé qu’on m’assommait… et puis Fosseuse… puis encore… la reine…
Bavolet poussa un cri :
— Je me souviens, dit-il, ce n’est point un rêve…
Et alors il devint affreusement pâle, un tremblement convulsif agita ses lèvres, et il regarda Nancy avec épouvante :
— N’ai-je point parlé en dormant ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.
— Certainement…
Bavolet frissonna :
— Et… qu’ai-je dit ?…
— Vous avez parlé d’Elle.
Un râle étouffé s’échappa de la poitrine de Bavolet, qui regarda Nancy avec épouvante.
— Vous avez parlé d’Elle, reprit Nancy, mais vous ne l’avez point nommée.
— Ah ! fit le page qui respira.
— Et tout ce que j’ai compris, c’est qu’elle est fort belle et a les cheveux noirs, poursuivit la camérière qui avait pitié de son trouble.
— Vraiment, fit Bavolet dont le regard perdit son étrange expression de frayeur, vraiment, je ne l’ai point nommée ?
— Malheureusement… murmura l’hypocrite Nancy, j’aurais bien voulu savoir…
— Ah ! ah ! ricana le page d’une voix fébrile, mais tu ne sauras pas !
— Mon petit Bavolet, continua Nancy de sa voix câline, pourquoi ne me prendriez-vous pas pour votre confidente ? je suis bien discrète.
Bavolet avait retrouvé son sang-froid et sa raillerie.
— Discrète comme une camérière, dit-il, peuh ! autant vaudrait dire un page.
— Vous êtes un impertinent, monsieur Bavolet ; mais peu m’importe ! que vous me fassiez ou non vos confidences, je les devine, soyez-en sûr, fit Nancy d’un petit ton boudeur.
La terreur reprit Bavolet :
— Tu les devines… dis-tu… tu les devines ?
— Pourquoi pas ? elle est belle et elle a les cheveux noirs… Or, à Coarasse, il y a peu de femmes belles et entièrement brunes… voyons, comptons-les…
— Chut ! dit Bavolet frémissant, on pourrait nous entendre…
— Du tout nous sommes seuls. D’abord, nous avons la reine… Serait-ce la reine ?
Bavolet frissonna.
— Non, dit-il énergiquement, non, ce n’est pas elle.
— Nous avons ensuite Pepa… Serait-ce Pepa ?
— Pas davantage, répondit Bavolet rassuré. Du reste, petite, tu perds ta peine, tu ne le sauras point.
— Monsieur Bavolet, soyez gentil…
— Je veux être un page exceptionnel, un page discret.
— Je vous en prie…
— Tarare !
— Vous m’embrasserez sur les deux joues…
— Non, j’ai la fièvre.
— Eh bien ! tenez, vous voyez cette potion, le médecin vous l’ordonne parce qu’il est un bélître et se figure qu’on guérit le mal d’amour comme les maux d’estomac ; il est donc parfaitement inutile que vous la preniez, et je vous assure qu’elle est fort mauvaise… Pouah !
— Je ne prendrai pas.
— Malheureusement, le médecin l’a ordonnée…
— Je me moque du médecin.
— Et la reine aussi.
— La reine, dit Bavolet, qui perdit son assurance ; la reine le veut ?
— Sans doute, car elle ignore votre vrai mal, mais moi je sais bien que cet affreux médicament ne guérit point l’amour… Eh bien ! quoique ce soit horriblement mauvais, amer, douceâtre, huileux…
Bavolet fit un geste de dégoût.
— Eh bien ! si vous voulez me faire vos confidences… me dire son nom… je boirai pour vous la médecine, et la reine sera satisfaite en trouvant le verre vide.
— Je ne veux pas ! dit Bavolet, j’aime encore mieux la potion…
Il étendit la main vers le hanap et le prit ; – mais en ce moment, la reine parut et fit un signe :
— C’est inutile, dit-elle ; c’est un mauvais remède pour ton mal…
Bavolet redevint pâle, tremblant, et étouffa un cri d’effroi ; puis il attacha sur la reine un œil hagard, fiévreux, et la reine craignit le retour du délire.
D’un geste, elle congédia Nancy et s’assit au chevet du page. Nancy s’en alla en faisant la moue, puis la porte fermée, elle revint sur la pointe du pied et se dit :
— Je veux tout savoir, moi aussi ; c’est le système de Pepa. Les serrures n’ont point été inventées pour fermer les portes, mais pour fournir le moyen d’écouter…
Et elle colla son oreille à celle de la chambre de Bavolet.
La reine prit dans ses mains la main moite du page :
— Voyons, mon enfant, dit-elle, je suis un peu ta mère, tu me témoigneras sans doute plus de confiance qu’à Nancy : dis-moi… qui tu aimes…
La reine tremblait en parlant ainsi, tout autant que Bavolet, qui se rejeta épouvanté au fond de son alcôve, lorsque Marguerite lui eut adressé une question pareille.
— N’as-tu pas en moi… quelque confiance… en moi qui t’aime ?…
La reine tressaillit a ce mot et se hâta d’ajouter : comme une mère.
Bavolet frissonnait de tous ses membres et regardait la reine avec terreur :
— Eh bien !… dit-il enfin… Eh bien !…
Il hésita, la reine trembla à son tour et se sentit agitée d’un trouble inconnu, elle regretta peut-être sa tenace curiosité.
— Eh bien ! reprit Bavolet, la femme… que j’aime… c’est…
La reine sentit ses genoux fléchir ; si elle l’eût osé, elle aurait peut-être mis sa main sur la bouche de Bavolet en lui disant « tais-toi ! »
Mais Bavolet fit un effort suprême et ajouta d’une voix étouffée :
— La femme que j’aime… éperdument… à en mourir…
— Mon Dieu ! s’écria Marguerite, tu me fais peur !
Et Marguerite, en parlant ainsi, tremblait comme ces chétives feuilles d’automne que le vent fait tourner sur son aile.
— Cette femme, acheva Bavolet qui retrouva un calme héroïque en cet instant suprême, c’est la señorita, cette dame espagnole qui…
Bavolet n’acheva point, car la reine devint horriblement pâle et se laissa retomber dans le fauteuil d’où elle s’était levée naguère.
— Bon ! murmura Nancy qui n’avait pas perdu un mot de la scène et qui avait tout vu par le trou de la serrure, ce drôle de Bavolet nous doit un assez beau cierge à Fosseuse et à moi… Nous avons mené la chose grand train… La reine l’aime !